Jane Avril (1868-1943)
"D'anciens et rares amis qui me sont demeurés fidèles insistaient depuis quelques années à me conseiller d'écrire mes mémoires.
Mes mémoires ! m'écriais-je en riant. Contribuer pour ma part à l'histoire de mon temps ! De quelle présomption me supposez-vous capable ?
Ils ne se lassaient pas cependant et me répétaient : « Faites appel à vos souvenirs, ils ne sauraient manquer d'un certain piquant ; aujourd'hui surtout, que certains écrivains, trop jeunes pour être bien renseignés, s'efforcent à critiquer, à dénigrer et ridiculiser l'époque heureuse que nous avons vécue, à la fin d'un siècle et au début de l'autre. »
Je me dérobai à leurs instances jusqu'au jour où (souvent femme varie) je me dis qu'il serait tout de même amusant d'oser.
Car ces souvenirs d'autrefois, me revenant à l'esprit, en éveillaient d'autres et d'autres encore. Et voici qu'après avoir si longtemps hésité, je vais tout de même essayer d'en fixer quelques-uns, bien que je m'y sente malhabile, et qu'en réfléchissant, j'aie bien peur qu'ils n'offrent guère d'intérêt aux lecteurs curieux de me lire, parce que je n'ai rien de « croustillant » à y mettre.
Et puis il est si difficile de parler de soi ! Il leur faudra être très indulgents à la simple amoureuse de la Danse que seulement je fus, qui n'a existé que par Elle et pour Elle !
Ils sont d'ailleurs plutôt mélancoliques, ces pauvres souvenirs - les premiers surtout, un peu « mélo ». Or, ne sachant être que sincère, je crains fort qu'ils nuisent quelque peu à mon humble « prestige ».
Parmi ceux qui jadis m'ont un peu remarquée, d'aucuns me qualifièrent d'« Étrange » Jane Avril.
Ils trouveront sans nul doute les causes de cette « étrangeté » dans le récit des premiers épisodes de ma triste enfance."
Jeanne Louise Beaudon, plus connue sous le nom de Jane Avril, évoque ses souvenirs d'enfance puis du Paris de la fin du XIXe siècle. Elle fut l'une des célèbres danseuses du "Moulin rouge", du "Divan japonais" et des "Folies bergères" au début de la "belle époque".
Arthur Conan Doyle (1859-1930)
"Je suis né le 22 mai 1859, à Édimbourg, sur la place de Picardie, ainsi nommée d'après une colonie de huguenots français venus jadis s'y établir. Cette place, à leur époque, faisait partie d'un village situé hors des murs de la ville ; elle se trouve aujourd'hui à l'extrémité de Queen Street, qui donne sur la promenade de la Leith. Je lui trouvai, lors de ma dernière visite, un air de déchéance, mais de mon temps, les appartements y étaient recherchés.
Mon père était le plus jeune fils de John Doyle qui, passé de Dublin à Londres en 1815, y connut une grande réputation de dessinateur entre 1825 et 1850 : on peut dire de ses crayons, publiés sous les initiales fantaisistes H. B., qu'ils créèrent la caricature polie. Avant lui, en effet, la satire procédait brutalement, elle donnait à son objet des traits et des formes grotesques. Gilray et Rowlandson n'en eurent pas une autre conception. Mon grand-père était un gentleman qui dessinait pour des gentlemen ; avec lui, la satire résidait dans la malice de la représentation, non dans la déformation des visages. Idée nouvelle, devenue ensuite courante, la plupart des caricaturistes s'y étant conformés. Il n'y avait pas alors de journaux comiques ; les dessins de H. B. étaient lithographiés et mis en circulation à l'état de planches. On me dit que mon grand-père exerça une influence sur la politique ; il eut l'estime de ses plus notables contemporains. Je me le rappelle, en son vieil âge, comme un homme très beau, très digne, avec ces traits caractéristiques de l'Anglo-Irlandais qui marquaient le duc de Wellington. Il mourut en 1868."
Arthur Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes, nous conte sa vie, son goût pour l'exploration, ses débuts littéraires et ses brefs passages en politique...
André Gide (1869-1951)
"Chitré, 24 juillet 1950.
Je ne sais ce que ça donnera : j'ai résolu d'écrire au hasard. Entreprise difficile : la plume (c'est un stylo) reste en retard sur la pensée. Or il importe de ne pas prévoir ce que l'on va dire. Mais il entre toujours une part de comédie là-dedans. On fait effort pour aveugler les phares. N'empêche qu'une sorte de radar intime avertisse...
Je viens de biffer quatre mots : c'est tricher. Tâcherai de ne pas recommencer... Ah ! j'en avertis aussitôt : faudrait voir à ne pas attacher à ce que je consigne à présent trop d'importance ; cela donnerait à Benda trop beau jeu. Si j'ai désir de me contredire, je me contredirai sans scrupule : je ne chercherai pas la « cohérence ». Mais n'affecterai pas l'incohérence non plus. Il y a, par-delà la logique, une sorte de psychologique cachée qui m'importe, ici, davantage. J'ai soin de dire : « ici », car je ne puis supporter l'illogisme que momentanément et par jeu. Certes, rien de moins hilarant qu'un illogisme et je prétends ici m'amuser. Toutefois, sans la rigueur de raisonnement de Descartes, je reconnais que rien de solide ni de durable n'aurait pu être fondé. Mais cette partie serrée se joue sur un tout autre plan ; pour l'instant, ce n'est pas mon affaire. Et peut-être que, à mon âge, il est permis de se laisser aller un peu. Amen. (Ce qui veut dire, je crois : ainsi soit-il !)"
Sur la fin de sa vie, André Gide laisse courir sa plume...