Les nations s'affrontent toujours en invoquant ce qu'elles portent de plus universel. La France a ainsi pu se prévaloir d'incarner la révolution universelle par excellence, et le modèle universel de toute révolution. Ce monopole de l'universel est contesté depuis quelques décennies, en particulier par les États-Unis, au nom d'autres principes d'organisation de la politique ou de la science. Car l'impérialisme n'est pas seulement une relation de domination entre pays, il s'exerce aussi dans les prétentions à l'universalité en matière de culture et de styles de vie. Sur la base de plusieurs textes explorant la dimension internationale des champs, ce livre ouvre des perspectives de recherche inédites sur les stratégies d'universalisation déployées par toute entreprise de domination.
Ce livre constitue une occasion unique de saisir l'une des dimensions les plus innovantes de son oeuvre, moins connue mais non moins importante que les notions d'habitus ou de capital culturel : la théorie des champs, dont on trouve des formulations partielles dans nombre de ses travaux depuis La Distinction (1979).
La notion de champ sous-tend en réalité de manière plus ou moins explicite toute son oeuvre et fournit un instrument d'analyse qu'il mobilise sur un ensemble de domaines très diversifiés : la religion, la culture, la littérature, l'art, le monde académique, l'économie, la famille, le pouvoir, le patronat, etc. Tous ces objets sociaux particuliers sont en effet justiciables d'une analyse en termes de champ, une analyse relationnelle qui fait apparaître les forces qui les différencient et les séparent en même temps que les luttes spécifiques qui sous-tendent leur unité interne.
Pierre Bourdieu voulait proposer sous la forme d'un livre une synthèse provisoire permettant de faire apparaître la force opératoire et la cohérence théorique de ce concept inlassablement mis à l'épreuve de la réalité sociale tout au long de sa vie scientifique. Interrompu en 1995, ce projet est resté inachevé et le présent ouvrage est une tentative d'en proposer une réalisation approchée en s'appuyant sur les notes qu'il a laissées, sur les textes originaux qu'il a écrits dans ce but et sur une collection raisonnée d'articles qu'il souhaitait retravailler comme à son habitude dans la perspective de les intégrer à son livre.
Ce livre, voulu par son auteur et refait sans lui, pour lui, est un livre incontournable pour saisir la portée de son oeuvre. On ne peut réellement comprendre et saisir la portée des travaux les plus connus et les plus reconnus de Bourdieu sur la théorie de la pratique (habitus, dispositions, etc.) et sur la structuration de l'espace social (en fonction des capitaux culturels, économiques, sociaux, symboliques), sans les rapporter à la théorie des champs qui vient compléter le système conceptuel, scientifique et méthodologique, d'un auteur qui a révolutionné durablement les sciences sociales.
Depuis les années 1990 et les manifestations de Seattle et de Gènes, les organisations économiques internationales ont été mises en cause par les mouvements altermondialistes comme des citadelles du néolibéralisme. Elles ont aussi été prises à partie, plus récemment, par de nombreux gouvernements, l'administration Trump en tête. Mais que sait-on de leur fonctionnement réel ? Leurs sigles abscons - FMI, OCDE, PNUD, OMS, OMC, BM, BRI, BCE, G7, G20, etc. - et la technicité supposée de leur expertise tiennent à distance le profane ou le militant. Leur composition et leur action ordinaires n'attirent guère l'attention journalistique et citoyenne, ni celle des chercheurs. Et les gouvernements ont tout à gagner à les faire paraître homogènes, coupées des réalités, extérieures à eux, indépendantes. L'enquête sociologique présentée dans ce livre propose au contraire d'entrer de plain-pied dans ces espaces internationaux. L'on y suit alors des initiatives bureaucratiques oubliées, en faveur d'un État social au coeur de la crise économique des années 1970, autant que des protagonistes bien connus de la mondialisation néolibérale (Hans Tietmeyer, Alan Greenspan, Milton Friedman, Martin Feldstein, Alfred Müller-Armack, Paul Volcker, la Société du Mont-Pèlerin ou le groupe de Bilderberg, entre autres). L'on y étudie comment se structurent les relations transgouvernementales à bonne distance des débats publics, en montrant par exemple comment les « mains gauches » (social et écologique) et les « mains droites » (économique et financière) des États s'y livrent des batailles politiques et scientifiques à la fois. L'image lénifiante de la « coopération économique » en sort dissipée, de même que celle qui place ces institutions dans un olympe savant hors-sol. L'enquête donne à voir ces espaces hautement confinés et interroge l'institution de cette figure politique non élue, qui fait bon ménage avec le capitalisme, et que l'on peut dénommer : l'épistémocratie internationale.
On assiste depuis plusieurs décennies à la remise en cause progressive d'un choix de société qui plaçait la culture, l'émancipation par la connaissance et la démocratisation du savoir au coeur d'un projet politique pour tous. Si la France, où a été inventé le prix unique du livre et le statut d'intermittent du spectacle, demeure le pays où il y a le plus de librairies, de cinémas, d'associations, de pratiques des arts et de la musique, cette réalité est aujourd'hui menacée, au nom du réalisme économique, par des élites économiques et politiques dont le mépris de classe ne prend même plus la peine de se cacher. Cette évolution dessine aussi l'histoire d'attentes déçues et d'un déclin annoncé : celui d'une petite bourgeoisie dont l'ascension sociale a reposé, dès les années 1970, sur l'acquisition de capital culturel plus que sur l'accumulation de capital économique.
Ce groupe social connaît une importante déstabilisation sous les effets conjugués du désengagement de l'État, des défaites politiques de la gauche ou de l'affaiblissement du poids de la culture savante au sein des classes supérieures. Cet ouvrage propose une enquête qui permet de rendre compte de ce déclin.