La pluralité des langues est le plus souvent considérée comme un mal : elle entraverait l'intercompréhension et attiserait toutes sortes de conflictualités. De fait, l'histoire montre comment les langues peuvent se trouver à la fois instruments et parties prenantes dans des relations d'inégalité et de domination entre individus et entre groupes sociaux. Cet ouvrage propose de renoncer à investir les langues d'enjeux symboliques ou identitaires, et de les aborder d'un point de vue proprement linguistique : en les concevant comme autant de constructions intellectuelles sophistiquées, issues d'élaborations collectives presque toujours inconscientes, et qui produisent le sens. Il analyse les dérives politiques et idéologiques qui, par ignorance, contresens ou pulsion nationaliste, ont dénaturé les avancées les plus sérieuses en sciences du langage, faussé les représentations des langues, et empoisonné les relations entre leurs locuteurs. Il s'attache particulièrement à l'histoire linguistique de la France, avec les idées et les mesures qui s'y sont développées vis-à-vis de la langue nationale, des autres langues parlées par ses ressortissants métropolitains et ultramarins, et des langues étrangères, présentes ou non dans l'immigration. Il montre comment le français, élément d'un patriotisme émancipateur à la Renaissance, est devenu au Grand Siècle l'instrument d'un suprémacisme autoritaire et intimidateur, puis, à partir de la Révolution, le symbole presque sacré de l'unité nationale, avec comme principales victimes les langues dites aujourd'hui régionales. Il examine le développement parallèle d'une normativité intolérante à toute variation interne d'ordre dialectal ou sociolectal, et d'une prétention à l'excellence, reposant sur un ensemble de critères confus, erronés ou irrationnels, qui commence avec Malherbe, culmine avec Rivarol, et est reprise de nos jours par plusieurs auteurs. Les stéréotypes positifs ou négatifs qui font de la pluralité des langues un domaine inégalitaire et conflictuel, avec des locuteurs forcément gagnants ou perdants, peuvent être décrédibilisés par une connaissance rationnelle des langues, de leur histoire et de leur fonctionnement grammatical, qui permet une appréciation raisonnée et non passionnelle aussi bien des spécificités de chacune que des propriétés partagées par toutes ou par certaines parties d'entre elles. Faisant appel aux acquis consensuels des sciences du langage, à diverses approches contemporaines du plurilinguisme, et à son expérience de formateur d'enseignants en contexte plurilingue, l'auteur plaide pour dépouiller l'ensemble des langues de toute position emblématique ou incantatoire, et propose des pistes pour une exploitation des potentialités liées au bi- et plurilinguisme : curiosité intellectuelle, goût de l'observation, conception plus riche du langage, développement des capacités d'abstraction, ouverture à l'autre, convivialité, humour et, en prime, des raisons de bon aloi d'aimer la langue française.
Cette bibliographie de référence est le résultat d'un travail qui s'est élaboré à mesure que s'est développée l'oeuvre de Pierre Bourdieu. Entreprise par Yvette Delsaut, sociologue, alors membre de son laboratoire, elle a été continuée par Marie-Christine Rivière, son assistante au Collège de France. S'y ajoute un entretien, daté de novembre 2001, dans lequel Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut interrogent la logique de la bibliographie et discutent de l'esprit de la recherche et du travail collectif.
Ce livre originellement paru en 1963, et indisponible depuis de nombreuses années, est un des premiers ouvrages de Pierre Bourdieu, et le seul qu'il ait consacré au travail. Produit de plusieurs années d'enquêtes ethnographiques, en collaboration avec Abdelmalek Sayad, et une équipe de statisticiens de l'INSEE, il offre un tableau complet d'une société coloniale en pleine décomposition : liée à la guerre, mais plus largement aussi à l'introduction d'une économie capitaliste qui détruit peu à peu les structures de la société traditionnelle en changeant non seulement les circuits économiques, mais le rapport des gens à l'économie avec, en particulier, l'introduction d'une rationalité instrumentale. Les conditions sociales spécifiques qu'une telle « raison du monde » nécessitent pour être adoptée, laissent alors sur le côté tous ceux dont les dispositions restent marquées par l'état antérieur du monde social. Les fameuses analyses de Bourdieu sur les « sous-prolétaires » algériens, qui n'ont pas les moyens de se projeter dans l'avenir et encore moins dans un projet révolutionnaire, trouvent ici leur formulation la plus développée. C'est toute une analyse du rapport au temps en fonction des conditions sociales de vie, et de son rôle dans la formation d'une « conscience politique », qui reçoit aussi une formulation sociologique à la fois rigoureuse et riche d'enseignement pour des générations futures de chercheurs. La présente édition ne republie pas la première partie du livre paru en 1963, qui était un ensemble de tableaux statistiques analysés par les chercheurs de l'INSEE avec lesquels Pierre Bourdieu travaillait en Algérie, ni le détail des entretiens en annexes. Par contre, il continent des textes complémentaires : en appendice, une partie d'enquête (« Les artisans », p. 521-557) qui représente une étude originale sur une catégorie peu analysée, celle des travailleurs indépendants ; en postface un texte plus tardif où Pierre Bourdieu réinvestit son expérience algérienne et les acquis d'enquêtes sociologiques développées au sein de son laboratoire de recherche, pour analyser « la double vérité du travail », où la vérité subjective de l'investissement dans le travail contribue à occulter la vérité objective du travail comme exploitation.
Cet ouvrage donne à lire deux entretiens inédits d'Abdelmalek Sayad (1933-1998). Le sociologue algérien les a menés en France au tournant des années 1970-1980, avec deux Algériennes de générations successives. Ils font entendre la voix de femmes exceptionnelles, tant par leur force et leur lucidité que du fait de leurs parcours atypiques. Elles analysent elles-mêmes la condition qui leur est imposée, et contre laquelle elles s'insurgent. Confrontées à la domination masculine, ainsi qu'à la domination coloniale et postcoloniale, elles ne se laissent ni l'une ni l'autre assigner une place. Elles sont, de multiples façons, en rupture de ban.
Ces entretiens mettent en lumière une dimension passée inaperçue de l'oeuvre de Sayad, sociologue de l'émigration/immigration : on prend conscience qu'il développait en même temps une sociologie du genre - sans le concept, bien sûr, mais c'est bien de cela qu'il s'agit. En effet, Sayad ne se contente pas d'ajouter des femmes au portrait de groupe de l'émigration ; en dialogue avec elles, il explicite des mécanismes touchant les définitions de la masculinité et de la féminité, qui contribuent à la redéfinition des identités et des rapports sociaux en migration.
Ce livre constitue donc une invitation à relire d'autres textes du sociologue et d'y retrouver l'importance de l'expérience de genre dans l'analyse de la migration.
Ce texte, oeuvre ultime de Pierre Bourdieu rédigée entre octobre et décembre 2001 - mais à laquelle il travaillait et réfléchissait depuis plusieurs années, s'interrogeant notamment sur la forme qu'il convenait de lui donner - a été conçu comme une nouvelle version développée, réélaborée, de son dernier cours au Collège de France prononcé en avril 2001. Il avait donné une première transcription de ce cours dans son précédent ouvrage : Science de la Science et Réflexivité. Mais c'est à la demande de son éditeur allemand Suhrkamp, qui souhaitait le publier à part, que Pierre Bourdieu avait décidé de le reprendre et, pour bien marquer la continuité entre les deux versions, de leur donner le même titre : Esquisse pour une auto-analyse.
De la même façon qu'il était entré au Collège de France (en 1982) par une très réflexive Leçon sur la leçon, Pierre Bourdieu avait décidé de quitter cette institution en se soumettant lui-même, comme en un dernier défi, à l'exercice de la réflexivité qu'il avait constitué tout au long de sa vie de chercheur comme l'un de préalables nécessaires à la recherche scientifique. Cette auto-analyse, autant qu'un exercice de virtuosité intellectuelle et de maîtrise conceptuelle (un peu à la manière des Ménines de Velasquez ou du dernier Manet), était une mise en danger de soi-même, engageant à la fois des aveux sociaux parmi les plus difficiles à faire ou des souvenirs d'enfance appartenant à une intimité très peu divulguée.
Il savait que se prendre soi-même pour objet, en risquant non seulement d'être accusé de complaisance, mais aussi de donner des armes à tous ceux qui n'attendent qu'une occasion pour nier, précisément au nom de la position et de la trajectoire de son auteur, le caractère scientifique de sa sociologie, était pour le moins périlleux. Dans ce projet paradoxal entre tous, il s'agissait bien moins d'un geste ostentatoire que d'une entreprise tout à fait inédite de mise en conformité finale du chercheur avec sa conception de la vérité scientifique, d'une volonté de donner une sorte de garantie ultime, en un retour sur soi très contrôlé (« je mets au service du plus subjectif l'analyse la plus objective » écrit-il dans ses notes de travail préparatoires), du caractère scientifique des propositions énoncées dans toute l'oeuvre.On a vu qu'il avait raison de craindre le mauvais usage qui pouvait être fait de ce texte. Il avait pourtant écrit dans une des nombreuses versions antérieures du texte, comme par une sorte de prémonition bien fondée : « Ceci n'est pas une autobiographie. Le genre ne m'est pas interdit seulement parce que j'ai (d)énoncé l'illusion biographique ; il m'est profondément antipathique et l'aversion mêlée de crainte qui m'a conduit à décourager plusieurs biographes s'inspire de raisons que je crois légitimes. » Quatrième de couverture Je n'ai pas l'intention de sacrifier au genre, dont j'ai assez dit combien il était à la fois convenu et illusoire, de l'autobiographie. Je voudrais seulement essayer de rassembler et de livrer quelques éléments pour une auto-socioanalyse. Je ne cache pas mes appréhensions, qui vont bien au-delà de la crainte habituelle d'être mal compris. J'ai en effet le sentiment que, en raison notamment de l'amplitude de mon parcours dans l'espace social et de l'incompatibilité pratique des mondes sociaux qu'il relie sans les réconcilier, je ne puis pas gager - étant loin d'être sûr d'y parvenir moi-même avec les instruments de la sociologie - que le lecteur saura porter sur les expériences que je serai amené à évoquer le regard qui convient, selon moi. En adoptant le point de vue de l'analyste, je m'oblige (et m'autorise) à retenir tous les traits qui sont pertinents du point de vue de la sociologie, c'est-à-dire nécessaires à l'explication et à la compréhension sociologiques, et ceux-là seulement. Mais loin de chercher à produire par là, comme on pourrait le craindre, un effet de fermeture, en imposant mon interprétation, j'entends livrer cette expérience, le craindre, un effet de fermeture, en imposant mon interprétation, j'entends livrer cette expérience, énoncée aussi honnêtement que possible, à la confrontation critique, comme s'il s'agissait de n'importe quel autre objet.
Débats politico-médiatiques et études scientifiques ont longtemps questionné l'appartenance à la nation française des enfants de l'immigration postcoloniale. Ce livre propose un renversement de perspective en étudiant le sentiment d'appartenance à la nation algérienne. Que signifie « être algérien » quand on a toujours vécu en France, et qu'on a gardé avec ce pays un lien surtout indirect, réactivé à l'occasion de courts séjours sur place, dans l'enfance et en tant qu'adulte ? Que vont chercher ces Français d'origine algérienne qui partent en Algérie à l'occasion de séjours de vacances ?
C'est l'expérience binationale que ce livre entend éclairer en allant enquêter du côté du pays d'émigration des parents, en Algérie. Ce parti-pris implique aussi de s'intéresser aux politiques mises en oeuvre par l'État algérien à l'égard de ses ressortissants, politiques qui évoluent entre les années 1960 et les années 2000, et qui contribuent à remodeler l'idée du retour chez les descendants d'immigrés et leur famille.
A partir d'un matériel original d'archives, des observations et des entretiens, cette enquête donne à voir comment les populations binationales vivent leurs sentiments d'appartenance. L'analyse des pratiques de vacances, et des discours qu'elles suscitent, permet d'accéder à une définition plus éclatée des identités : on peut se sentir davantage lié à une ville, un quartier ou un village qu'à un pays dans son ensemble; des appartenances autre que nationales s'expriment dans ces séjours, en premier lieu des affiliations familiales.
Plutôt que de se concentrer uniquement sur des « spécificités culturelles » potentiellement entretenues ou activées pendant ces séjours (langue arabe, religion musulmane), l'auteure analyse plus largement les manières d'être en vacances, incluant le style vestimentaire, l'emploi du temps de la journée, le type d'alimentation privilégiée, les modes d'hébergement ou encore les sociabilités. Ces pratiques vacancières se rapportent alors tout autant, si ce n'est plus, à la trajectoire sociale globale de ces personnes (origine sociale, niveau de diplôme, sexe, âge, situation familiale) qu'à leurs origines nationales.
Enfin, ces appartenances renvoient plus largement à un double positionnement dans des hiérarchies de classe, de sexe et ethno-raciales partiellement disjointes, entre la société française et la société algérienne. Ce point de vue invite à faire éclater la fausse homogénéité de cette catégorie des « descendants d'immigrés » en constatant la différenciation des pratiques selon les trajectoires sociales familiales et individuelles.
Parallèlement, cette approche implique d'appréhender autrement la société algérienne, en ne la définissant pas centralement par des critères culturalistes comme la religion (aujourd'hui vue comme l'opérateur central de distinction entre sociétés) mais en portant une attention particulière aux hiérarchies sociales propres à cette société. Les séjours passés sur place jouent le rôle de révélateur des dynamiques de mobilité sociale qu'occasionnent les déplacements entre deux sociétés nationales. Ce livre propose à la fois de voir comment les vacances passées en Algérie prennent des formes distinctes selon les caractéristiques sociales et sexuées des personnes rencontrées, mais aussi comment en retour, ces séjours modifient temporairement, ou de manière plus durable, leurs positions dans les rapports sociaux.
Dans les textes rassemblés ici, Abdelmalek Sayad expose les contradictions vécues par les enfants d'immigrés algériens en France. Tenaillés entre une société d'accueil qui voudrait les rendre invisibles et des familles désorientées par la violence de l'émigration, ils sont «étrangers» à leur pays autant qu'à leurs parents. Pour ces «enfants illégitimes», Sayad dévoile la nécessité et les difficultés d'exister politiquement. «La défense des immigrés, l'amélioration de leur condition, leur promotion sur tous les plans ne peuvent plus être assurées aujourd'hui que si les intéressés eux-mêmes et, surtout, leurs enfants engagent leur action dans la sphère politique. Cette conviction, il fallait la retraduire en termes de lutte, en faire une arme de combat.»
Que veut dire être gayfriendly ? Avoir des amis gais ? Soutenir. le "mariage pour tous" ? Envisager sans effroi que sa fille devienne lesbienne ? Sortir dans des bars gais et même renouveler ses propres pratiques sexuelles ? Il n'y a pas de "bonne" gayfriendliness, mais des attitudes différentes, en France et aux Etats-Unis, variables selon les âges, le sexe et les parcours de vie. L'acceptation de l'homosexualité, qui progresse indéniablement, n'est pas non plus réservée aux plus riches : ces derniers l'ont plutôt intégrée au sein d'une morale de classe qui leur permet de se distinguer des pauvres, des habitants des banlieues ou encore des populations racisées. Interviewer des hétérosexuels de milieu aisé montre que, dans des espaces de tolérance et de mixité comme le Marais à Paris et Park Slope à Brooklyn, le contrôle n'a pas disparu : la sympathie s'exprime avant tout en direction de gays et de lesbiennes de même statut socioéconomique, qui manifestent leur envie de couple et de famille, et mettent en sourdine tout autre revendication. La gayfriendliness a donc fait reculer la violence et les discriminations ; elle accompagne aussi l'invention, par les femmes surtout, de modes de vie moins conventionnels. Pourtant, si elle a mis fin à certains préjugés, elle ne s'est pas encore complètement affranchie de ce qui reste un élément structurant de nos sociétés : la domination hétérosexuelle.
« Il m'a paru particulièrement nécessaire de soumettre la science à une analyse historique et sociologique qui ne vise nullement à relativiser la connaissance scientifique en la rapportant et en la réduisant à ses conditions historiques, donc à des circonstances situées et datées, mais qui entend, tout au contraire, permettre à ceux qui font la science de mieux comprendre les mécanismes sociaux qui orientent la pratique scientifique et de se rendre ainsi « maîtres et possesseurs » non seulement de la « nature », selon la vieille ambition cartésienne, mais aussi, et ce n'est sans doute pas moins difficile, du monde social dans lequel se produit la connaissance de la nature ».
Pierre Bourdieu
Ce livre concentre plusieurs décennies de travail d'un des plus importants sociologues français contemporains, Michel Pialoux, dont les livres sur le monde ouvrier, co-signés avec Stéphane Beaud (sociologue) ou Christian Corouges (syndicaliste Peugeot) ont connu un véritable succès public et académique depuis les années 1990. Pourtant, la majeure partie des écrits de Pialoux reste inédite, méconnue ou dispersée dans une multitude de revues de statut différent, et parfois disparues. Cela s'explique notamment par la dimension artisanale du travail de ce chercheur hors pair qui a formé des générations d'ethnographes et accompagné de nombreuses recherches de thèse, sans avoir suivi un plan de carrière linéaire ni bâti de stratégie éditoriale individuelle. Bref, Michel Pialoux est un auteur qui reste à découvrir, et la principale originalité de ce livre est de faire ressortir une oeuvre originale qui, en l'absence d'un volume de référence, n'existerait pas aussi clairement en tant que telle.
Pialoux n'est pas seulement un « sociologue des OS », et la diversité des thèmes abordés dans ses écrits constitue un point fort du projet éditorial : politiques du logement, pauvreté urbaine, sous-prolétariat économique, théories sociales diverses (Marx, Foucault, etc.), hiérarchies dans l'entreprise, militantisme syndical, rapports intellectuels/dominés, travail ouvrier, etc. Par ailleurs, l'imbrication continue d'une réflexion entre sociologie, économie et histoire (par exemple à travers la critique en règle de La Police des familles de Donzelot) donne à l'ensemble une grande actualité au regard des débats récurrents sur la « juste distance » des sciences sociales à l'égard des cultures et groupes dominés.
L'enjeu est donc de montrer un Pialoux avant Sochaux et avant « Beaud et Pialoux », par la réédition sélective de ses textes écrits des années 1970 aux années 2000, mais aussi par la constitution d'un ouvrage de référence à vocation généraliste. L'enjeu est de montrer, au-delà des ouvriers, une certaine façon de faire la sociologie des groupes dominés, une certaine idée de l'enquête et des enquêtés, que les transformations récentes de la sociologie (professionnalisation, spécialisation, etc.) n'ont pas tendance à favoriser.
Ce volume imposant de 15 textes serait accompagné d'un avant-propos inédit de Michel Pialoux, d'une description circonstanciée en introduction présentant à grands traits sa trajectoire et les étapes de sa carrière intellectuelle (rédigée par Paul Pasquali), d'un entretien biographique inédit (réalisé par Paul Pasquali) et d'une post-face de Stéphane Beaud.
Contrôler les assistés s'est imposé à partir des années 1990 en France comme un mot d'ordre politique et moral. Jamais la lutte contre les potentiels abus des allocataires n'avait été aussi systématiquement organisé ; jamais les bénéficiaires d'aides sociales, et parmi eux surtout les plus précaires, n'avaient été aussi rigoureusement surveillés, ni leurs illégalismes ou leurs erreurs si sévèrement sanctionnés.
Or, pas plus que l'intensification des politiques sécuritaires ne reflète l'augmentation de la délinquance, l'essor du contrôle des assistés ne reflète celle de la « fraude sociale ». On estime à environ 2% la proportion d'allocataires ayant perçu des sommes sur la base de déclarations erronées, pour un montant représentant environ 1% de l'ensemble des allocations versées. Et lorsqu'elles sont constatées, les augmentations tiennent davantage à la mise en oeuvre à grande échelle de dispositifs de détection plus efficaces.
Si le souci d'éviter des dépenses injustifiées s'est renforcé avec la focalisation croissante sur la maîtrise des comptes sociaux, le contrôle des assistés ne procède pas essentiellement de préoccupations financières - qui auraient dû conduire à concentrer les efforts sur l'évasion fiscale, dont les montants en jeu (20 milliards de redressements fiscaux) sont sans commune mesure avec les erreurs ou abus des bénéficiaires d'aides sociales (environ 550 millions d'euros par an ces dernières années). De même, le défaut de paiement des cotisations sociales par les employeurs, lié principalement au travail illégal, est quant à lui estimé à plus de 15 milliards par an.
L'essor du contrôle des assistés ne se réduit donc pas à une réponse aux problèmes socio-économiques objectifs qui l'auraient suscité. Il renvoie à un ensemble de processus sociaux et politiques qui ont affecté la gestion des classes populaires et l'organisation de l'État social. Comment la « fraude sociale » a-t-elle été promue en un problème public devenu majeur dans le traitement des questions sociales ? Comment la routine bureaucratique du contrôle des « assistés » a-t-elle été transformée en une politique à part entière, progressivement renforcée et rationalisée ? Quels sont les ressorts du durcissement des pratiques d'inspection et de sanction ? Quels profils sociaux y sont les plus directement exposés ?
C'est à ces questions que ce livre se propose d'apporter des éléments de réponse. Loin de ne voir dans les rodomontades à l'encontre des « faux chômeurs » et des « tricheurs du RSA » qu'une illustration parmi d'autres de polémiques politiques et médiatiques, il montre que l'essor du contrôle des « assistés » et la dénonciation de ceux qui abuseraient de la protection sociale sert désormais la critique des « dérives » d'un État-providence qu'il s'agit de réformer et la promotion d'autres principes d'organisation sociale, où la responsabilité individuelle et la contribution de chacun par le travail l'emportent sur la solidarité ou la réduction des inégalités.
Dans cette économie morale et symbolique en partie renouvelée des politiques sociales, la fraude, figure radicale de « l'assistanat », constitue une sorte de repoussoir de la « valeur travail », elle-même placée au coeur d'un nouveau modèle d'État social dit « actif » promu depuis les années 1990 dans les pays occidentaux.
Enfin, le contrôle des assistés met en scène le « sérieux » des acteurs politiques, leur « volontarisme » politique et leur capacité à agir sur le cours des choses. Ces logiques sont essentiellement le fait de leaders de la droite, ceux-là mêmes qui ont le plus directement contribué à renforcer ce contrôle - la présidence de Nicolas Sarkozy formant une période particulièrement décisive à cet égard. Cette posture de rigueur gestionnaire et morale constitue un marqueur de droite, décliné de multiples manières, et tout particulièrement dans l'association du néo-libéralisme et du néo-paternalisme par laquelle s'est opéré le renouvellement idéologique du camp conservateur.
D'une simple pratique de vérification consubstantielle au traitement bureaucratique de la population, le contrôle de la fraude est donc devenu un mode de gouvernement des pauvres. La vulgate économique des « trappes » à inactivité ou à pauvreté a largement accrédité l'idée selon laquelle aides sociales et allocations de chômage constitueraient des sources de « désincitation au travail » en conduisant à des arbitrages au profit de l'assistance. Cette axiomatique est au coeur des politiques de workfare qui constituent la tendance majeure des réformes de l'État social dans les pays occidentaux depuis les années 1990. Elle fonde notamment les dispositifs visant à « rendre le travail attractif » et à « faire de l'emploi une option pour tous », comme l'expriment les slogans de l'OCDE, de la Commission européenne et des réformateurs de l'État social. Parmi ces mesures incitatives, on trouve les « crédits d'impôts » (Working tax credit au Royaume-Uni depuis 1999, Prime pour l'emploi en France entre 2001 et 2015), et la conditionnalité des aides et les contreparties exigées des bénéficiaires (par exemple En France avec la transformation du RMI en RSA en 2009). Le renforcement du contrôle et des sanctions constitue ainsi l'un des outils coercitifs du workfare et, plus largement, une des manières de « responsabiliser » les « assistés » sociaux. Loin d'un épiphénomène, il est au coeur de ces tendances majeures de la réorientation des politiques sociales.
La thèse de ce livre consiste à voir dans le renforcement du contrôle des assistés l'effet d'un mouvement en spirale - une spirale rigoriste. Le leader politique pourfendeur de la fraude sociale qui parvient à imposer sinon ses vues au moins le problème qu'il soulève en condamnant ses éventuels contradicteurs à paraître naïfs ou complices ; la surenchère des administrations dans des technologies de contrôle toujours plus performantes qui procède tant des concurrences avec d'autres organismes que des injonctions auxquelles elles sont soumises et que, parfois, elles anticipent ; les progrès de la division bureaucratique du contrôle qui déréalise et déshumanise le traitement des cas ; le fonctionnement interne des commissions chargées de la fraude où la clémence est toujours plus difficile à assumer et à défendre que la sévérité ; le contrôleur de la caisse locale dont le point d'honneur professionnel est de traquer la moindre erreur au nom de l'exactitude des dossiers dont la garantie légitime sa fonction : ce sont là quelques-unes des dynamiques relationnelles qui conduisent à renforcer la rigueur du contrôle ; des spirales rigoristes. Pour saisir comment ce qui se joue au sommet de l'État affecte les régions les plus déshéritées de l'espace social, cette recherche a donc choisi un mode d'exposition descendant, partant des transformations politiques et institutionnelles qui ont favorisé l'essor des politiques de contrôle, pour aboutir aux effets qu'elles produisent sur les assistés sociaux.
Ce livre réunit une série de textes novateurs en sociologie, écrits par l'une des premières élèves de Pierre Bourdieu. Yvette Delsaut a exploré, à travers des photographies de classe ou de mariage, des plans de maison, des scènes ordinaires, la façon d'étudier les milieux populaires, sans misérabilisme ni populisme. C'est le retour sur son expérience personnelle, armée des outils de la science sociale, qui constitue alors une entreprise de socioanalyse inédite, et qui a constitué un modèle de posture scientifi que pour des générations de chercheurs. Ces textes fondateurs - précis et élégants - d'une certaine façon de faire de la sociologie sont désormais réunis dans un seul volume, appelé à constituer un ouvrage classique de la discipline. Sa réfl exion finale sur la place à réserver aux documents photographiques dans l'analyse sociologique des milieux populaires constitue une aide indispensable pour le chercheur qui utilise son expérience parfois la plus intime, non pour « illustrer » son propos mais pour accéder à d'autres formes de démonstration et d'expression de la « vérité » du monde social.
La France a une longue tradition d'immigration. En période d'essor économique, les immigrants ne font guère parler d'eux ; ce n'est qu'en situation de crise qu'ils viennent à occuper le centre du débat public. Ils ne sont plus seulement des travailleurs invisibles exerçant souvent les tâches les plus rudes, ou des héritiers de l'immigration identifiés par leur appartenance sociale, ils se transforment en un groupe social à part, dont l'identité, la culture propre mettent en cause la culture et la cohésion nationale.
L'intérêt de ce nouveau recueil de textes d'Abdelmalek Sayad est de circonscrire la place et la fonction ambivalente de la « culture des immigrés » dans les années 1980, à la fois instrument de légitimation et de rejet de cette population.
Dernier volet de L'immigration ou les paradoxes de l'altérité, cet ouvrage poursuit l'analyse des effets de l'émigration familiale, pour comprendre la transformation des préoccupations politiques : de la question de l'adaptation des « travailleurs immigrés » à la société française, on passe aux difficultés que rencontrent leurs enfants, français pour la plupart. Il se donne également pour objet les incidences que l'émigration et l'immigration induisent sur les usages que font les immigrés de leur culture. Sayad retrace, en particulier, les différents sens que prend l'Islam et il montre les transformations du rapport à la religion musulmane au sein de la population immigré et dans la manière de percevoir cette population en France.
Pour Sayad, la question est tout autant de restituer les défis que l'immigration pose au politique, que de saisir les moyens dont le politique se dote pour légitimer et dissimuler sa domination. Sayad revient sur l'émergence d'une nouvelle gestion de l'immigration qui met en avant les origines des immigrés et de leurs descendants. Il met au jour une forme de réification culturelle qui enferme les enfants en les figeant dans leur relation à leurs parents immigrés, et qui est aussi un moyen de les stigmatiser (aussi bien « beurs » que « travailleurs inassimilables »). Ce processus contribue à cacher les conditions sociales de vie et à ériger des catégories « identitaires » pour ces jeunes Français.
Le discours sur l'« intégration » qui se constitue à cette période et qui est omniprésent de nos jours, est ainsi l'aboutissement des mécanismes décryptés par cet ouvrage : il produit la situation intenable propre à la condition « d'immigré de l'intérieur ».
Une présentation du texte proposée par Amín Pérez qui prépare une thèse sur l'oeuvre de Sayad, fournit au lecteur les éléments contextuels permettant de comprendre cette période politique singulière de l'histoire de France et montre l'originalité et la portée analytique du travail de Sayad dans les débats politico-médiatiques actuels.
En 1973, les ouvrières et ouvriers de l'usine horlogère Lip à Besançon s'opposent aux licenciements qu'on leur promet : occupation, confiscation du stock de montres, redémarrage partiel de la production, organisation des premières paies ouvrières. En mars 1974, au terme d'un conflit au retentissement mondial, devenu un véritable mythe du mouvement social, leur entreprise redémarre, relancée par un consortium d'actionnaires emmené par Antoine Riboud et soutenu par l'État. Les licenciements sont évités. C'est la victoire ouvrière.
Mais deux ans plus tard, c'est la faillite. Ceux qui avaient relancé Lip accusent alors Claude Neuschwander, qu'ils avaient placé à la tête de l'entreprise, d'en être le principal responsable. Celui-ci clame pourtant haut et fort que la décision de liquider Lip est un choix politique : le patronat et l'État ont-ils délibérément interrompu la relance ? Ont-ils tué Lip et, si oui, pourquoi ?
Cet ouvrage propose de suivre l'hypothèse d'une mise à mort politique de l'entreprise horlogère, en la réinscrivant dans un tournant néolibéral qui la dépasse et l'explique. Engagés dans un travail commun, explorant des séries d'archives inédites, Claude Neuschwander et Guillaume Gourgues, chercheur en science politique, retracent ici méticuleusement cet épisode majeur de l'histoire du capitalisme français qu'a été la relance de Lip.
Considérer la fin de Lip comme le résultat d'une stratégie délibérée débouche sur une lecture nouvelle de l'ordre néolibéral actuel qui s'enracine précisément dans cette seconde moitié des années 1970. Cet ouvrage rappelle que le fonctionnement de l'économie se fonde largement sur des choix politiques, et que les licenciements n'ont pas toujours été considérés comme une inévitable loi du marché ou une variable d'ajustement nécessaire de la compétitivité des firmes.
Avril 1992, Los Angeles connaît des émeutes d'une ampleur inégalée, après l'acquittement des policiers qui avaient passé à tabac Rodney King. Vingt ans plus tard l'Amérique fait l'expérience de nouveaux soulèvements, à Fergus ou et Baltimore, contre les violences policières, le racisme et l'injustice.
Ces protestations ne sont pas les seules réactions des fractions dominées de la population étasunienne. A Los Angeles notamment, des associations ont su rassembler celles et ceux qui voulaient améliorer les conditions d'habitat, de travail, d'existence des résidents des quartiers populaires. Ces organisations dorment à voir comment déployer le pouvoir d'agir des dominés pour améliorer leur quotidien et ouvrer au changement social. Elles incarnent des contre-pouvoirs autonomes qui rappellent les élus à leurs promesses et promeuvent des politiques progressistes.
À partir du cas étasunien et des essais d'acclimatation du community organizing en France, l'auteur identifie des pistes pour renouveler le militantisme dans les quartiers populaires.
En se donnant pour objet le célèbre cycle de fresques du Buon Governo d'Ambrogio Lorenzetti dans le Palais Communal de Sienne, Quentin Skinner s'engage, dans une relecture décisive de la philosophie politique des communes italiennes et des origines intellectuelles du républicanisme au cours du Moyen Age et des débuts de la Renaissance, à partir de ce qui en constitue l'une des expressions les plus précoces et pourtant les plus abouties.
Le déchiffrement des énigmes iconographiques jusqu'ici insolubles de cette oeuvre ne peut, en effet, se réaliser que dans la relecture systématique de la pensée politique médiévale et des traités de l'art de gouverner qui contribuent alors à transformer historiquement les enjeux de la réflexion sur la conduite des affaires publiques. En représentant les effets opposés du Bon Gouvernement et de la Tyrannie, Lorenzetti, artiste en philosophe, donne à voir ce qui s'accomplit alors justement dans la République de Sienne.
L'enquête est le coeur du métier sociologique, le principal instrument de la production de connaissance sociologique. Ce livre montre comment ça marche. A partir du cas d'enquêtes sociologiques françaises parmi les plus célèbres, il raconte comment elles se sont déroulées, dans quels contextes et avec quels moyens, comment elles ont été accueillies sur place, les obstacles qu'elles ont rencontrés, les manières de faire qu'il a fallu inventer. Les sociologues y trouveront une sorte d'antidote au méthodologisme en voyant comme les choix scientifiques se font réellement dans une pratique collective de recherche. Le livre est plus généralement un moyen de mieux comprendre ce qu'apporte une connaissance sociologique du monde.
En 2005, une habitante de Boston, aux Etats-Unis, se plaint auprès d'une association de quartier : sur une des artères commerçantes, juste à côté d'un restaurant réputé pour ses fabuleux brunchs dominicaux, stationnent, en fumant, d'anciens toxicomanes logés dans un foyer de réinsertion.
Une négociation s'ensuit, et les liens établis de longue date entre les propriétaires blancs et les associations caritatives, très nombreuses dans cet ancien quartier populaire, permettent de régler l'affaire. De nouvelles règles sont imposées aux résidents du foyer. Ils n'auront désormais plus le droit de stationner regroupés sur les trottoirs. Ils sont invités à marcher quand ils fument. Cet exemple illustre les formes de contrôle que les résidents les plus fortunés savent mettre en oeuvre dans l'espace urbain.
Les avocats, les cadres dirigeants, les médecins et les consultants qui habitent ce quartier progressivement embourgeoisé depuis les années 1960 sont parvenus, en se mobilisant, à contrôler les espaces publics et les populations les plus « indésirables », et à surveiller avec vigilance les projets immobiliers et les activités commerciales. C'est pourtant une partie de ces mêmes résidents qui ont défendu l'aménagement, dans la même rue, de logements semi collectifs pour des sans-logis.
Face à une opposition virulente, un groupe de propriétaires se sont battus pour ce projet, au nom d'une « diversité » qu'ils brandissent comme un étendard. L'ouvrage proposé analyse transformations qui traversent les élites depuis les années 1960 et apporte ainsi un éclairage nouveau sur le fonctionnement de la distinction sociale. Pour cela, il part d'une enquête dans un quartier populaire d'une grande ville de la côte Est des Etats-Unis : naguère l'un des plus stigmatisés de la ville, peuplé de bars tenus par la mafia, d'hôtels meublés occupés par des immigrés venus du monde entier, de prostituées, et de résidents noirs formant près de la moitié de la population, il est aujourd'hui un quartier branché, vanté pour son architecture et la vie artistique qui fleurit dans les friches industrielles réhabilitées.
Cette enquête montre que, loin d'annuler les distances sociales, les migrations des résidents fortunés dans les centres-villes dégradés les reconduisent et parfois les exacerbent : mise à distance des plus démunis, création d'espaces exclusifs, marquage du territoire par de nouveaux commerces et styles de vie... L'espace urbain est bien, de ce point de vue, un des sites privilégiés d'observation des inégalités, et des stratégies qui alimentent la reproduction sociale.
Avec la montée en puissance de la thématique climatique dans les médias généralistes français à partir du début des années 2000, les détracteurs de la « pensée unique » ont pu espérer que les enjeux environnementaux globaux permettraient de colorer le débat public. Alors qu'à l'aube du XXIe siècle les « altermondialistes » donnent de la voix et les commentateurs patentés se gargarisent de l'émergence d'une « société civile » censée limiter l'hégémonie des logiques marchandes, l'accentuation des problèmes écologiques viendrait signaler l'urgence de reconsidérer l'emprise du capitalisme sur l'organisation des sociétés.
Or ce n'est pas une diversification de l'idéologie dominante que révèle la médiatisation accrue de la question climatique mais bien les processus au gré desquels les définitions conformistes des problèmes deviennent les plus récurrentes et les plus accessibles dans les espaces du débat public. Pour attirer l'attention des journalistes sur les changements climatiques, les entrepreneurs de cette cause doivent en livrer une version consensuelle afin de se plier aux verdicts du « plus grand nombre ».
L'analyse sociologique de la configuration formée par ces agents permet de comprendre pourquoi ils s'adonnent sans coup férir à ces génuflexions. C'est notamment parce qu'ils ont intériorisé les conceptions indissociablement psychologisantes et marchandes du « bon » reportage comme de la « bonne » campagne de communication qu'ils reprennent en choeur une mélodie climatique s'apparentant à une moralisation des individus sans référence aux logiques économiques et politiques contribuant à la catastrophe écologique en cours.
Or c'est précisément parce que les discours « éco-citoyens » occultent le coût environnemental élevé des styles de vie des classes supérieures et moyennes que ces dernières peuvent régulièrement faire leur profession de foi écologique sans avoir à interroger leurs aspirations consuméristes. En d'autres termes et à rebours des prophéties sur les progrès de la réflexivité au sein des sociétés dites « post-modernes », progrès dont on pouvait attendre qu'ils favorisent si ce n'est la remise en cause du moins le questionnement du cours marchand des choses, c'est plutôt l'adhésion à une organisation sociale tournée vers l'accroissement généralisé mais fortement inégalitaire des capitaux qui est donnée à voir.
Précis et argumenté, cet ouvrage donne une lecture sans concession de l'impuissance des politiques environnementales en France.
La bataille d'Ulan Butong en 1690 oppose dix mille Zhungars (trente mille suivant d'autres sources) à deux armées Mandchous (soit cinq mille hommes) ; le siège de Gingee par les Moghols implique environ 40000 soldats, des dizaines de milliers de chevaux et de dromadaires et des centaines d'éléphants. Ces affrontements ont lieu à des centaines, parfois des milliers de kilomètres des villes et des pâturages.
Dans les steppes d'Asie centrale autant qu'en Inde, l'alimentation des chevaux et des hommes est tout aussi importante que la qualité des sabres. D'où venaient donc les approvisionnements nécessaires? Les steppes ne sont-elles pas synonyme de territoire désertiques et de populations nomades ? Et l'Inde que nous décrivons toujours surpeuplée e sous-alimentée où trouvait-elle, en 1690, ces immenses ressources ? Le point de départ et le fil rouge de cet ouvrage est donc tout simple : l'approvisionnement des armées dans les steppes et lors des sièges dans des régions périphériques.
De quelle manière les Russes, les Chinois et les Moghols ont, chacun à sa manière, réglé ce problème ? Dans l'édification des Empires eurasiatiques, la lutte pour les chevaux est impitoyable. Chinois, russes et Moghols vont s'affronter entre eux et avec les peuples des steppes, les éleveurs mongols. Qui parmi les Chinois, les Russes et les Moghols aura mieux réussi dans ces opérations et pour quelles raisons ? Au-delà, l'organisation militaire exige une discipline, une administration fiscale et un système de recrutement.
Ce dernier peut avoir comme cible des mercenaires, des élites guerrières, des cavaliers nobles, des soldats paysans. En Inde des guerriers ascètes combattent à côté de paysans affamés et des cavaliers Rajputs ; dans les steppes d'Asie centrale, les cosaques déferlent à côté des Nogays, véritables nomades et de paysans russes cachés derrière les fortifications en bois ; en Chine enfin, ou plutôt dans sa partie nord-occidentale ; des paysans han, des criminels ordinaires et des guerriers mandchous organisés en bannières sont confrontés aux hordes Zunghars (mongoles oirats).
Tous doivent être rémunérés alors même que leur emploi détourne des ressources monétaires, alimentaires et des bras d'autres occupations. Tout l'équilibre social est concerné. Les formes du recrutement et de la gestion des soldats, leurs équipements et approvisionnements s'ancrent dans le tissu social, dans les formes des institutions politiques et, bien entendu, dépendent de l'accès aux ressources disponibles.
Les relations entre paysans, seigneurs, soldats et administration règlent cette architecture complexe. Et le sort de ces trois empires immenses, les systèmes socio-économiques sur lesquels ils reposent, ne sont pas anecdotiques ; ce sont eux qui dominent le monde à une époque où personne n'aurait misé sur la suprématie mondiale de l'Europe. Jusqu'en 1789, quand l'Angleterre vient juste d'occuper le Bengale, l'Asie a encore de l'avance.
Pourtant, un siècle plus tard, cette hiérarchie aura été complètement bouleversée ; l'Occident domine la planète. Alessandro Stanziani, auteur majeur du changement de perspective propre à l'histoire globale, explique dans ce livre ce prodigieux retournement, qu'a oublié l'histoire racontée par ceux qui connaissent la suite de l'histoire. Cette hiérarchie a été bouleversée, mais pour combien de temps ?
Ce livre présente une réflexion de sociologue-spectateur de cinéma, face à des
films documentaires réalisés, non par des sociologues, mais par des
professionnels de l'audiovisuel travaillant en particulier sur un terrain déjà
bien investi par la sociologie, le milieu populaire. La question posée est
celle-ci : quand un film documentaire est susceptible d'une lecture
sociologique, peut-on dire de l'auteur-cinéaste qu'il fait oeuvre de
sociologie ? qu'il est en quelque sorte un sociologue moderne, qui traduirait
une façon sociologique d'appréhender le réel en se servant d'images en guise de
mots ? L'auteur propose une réponse à cette question, en dressant une
comparaison entre les productions cinématographiques et sociologiques portant
sur des sujets parallèles et en donnant libre cours aux développements plus
contingents suscités par ce rapprochement. Prenant pour référence rémanente le
film majeur d'Hervé Le Roux, Reprise, dont tout le monde connaît désormais la
scène célèbre de sortie d'usine où une jeune femme exprime avec vigueur son
désarroi au moment de reprendre le travail après la grève, Yvette Delsaut
décortique de manière aussi concrète que minutieuse les moyens par lesquels
sont produits l'adhésion et l'empathie du spectateur mais elle montre également
les modes de connaissance que permet d'atteindre l'enregistrement d'images
filmées. Elle fait également apparaître le décalage entre le point de vue du
cinéaste et le point de vue du sociologue, décalage parfois recherché notamment
lorsque le cinéaste conteste ou même refuse par principe le point de vue
sociologique. Après avoir lu ce livre, on comprend pourquoi la posture naïve
d'observateur innocent ou de cinéaste sans parti pris est en réalité intenable
et jamais tenue. Ce livre écrit par une sociologue qui a particulière ment
travaillé sur les questions d'inégalités sociales devant l'école et sur les
milieux populaires s'adresse aux étudiants et chercheurs en sciences sociales
qui s'intéressent aux nouvelles méthodes de recueil d'information et
d'observation, mais aussi aux auteurs de films documentaires qui se confrontent
à des objets « sociologiques » et, plus généralement, aux lecteurs d'ouvrages
portant sur la question sociale comme aux spectateurs de films décrivant le
monde social. Il permet de décrypter ou du moins de fournir des instruments
d'analyse permettant de maîtriser un peu mieux les effets de l'évidence
immédiate du réel que porte en elle l'image et, plus particulièrement, l'image
filmée.
Certains métiers sont attractifs, moins pour le confort matériel qu'ils garantissent qu'en raison de l'image valorisée et valorisante qui leur est associée, ou de l'épanouissement dont ils portent la promesse. Ils reposent sur un fort engagement personnel, qui peut être subjectivement vécu sur le mode de la passion et du désintéressement. L'orientation professionnelle vers le secteur culturel participe de cette logique vocationnelle. Quelles sont les modalités de cet appel ? Qu'est-ce qui prédispose à y répondre ? Quels sens ces orientations revêtent-elles ? Pour répondre à ces questions, Vincent Dubois a enquêté sur les étudiants qui se destinent à l'administration culturelle. En révélant qui et ce qui s'y investit, ce livre apporte un éclairage inédit sur ces métiers. Ces positions intermédiaires où se croisent héritages familiaux et investissements scolaires, espoirs d'ascension sociale et lutte contre le déclassement, offrent plus largement un point de vue privilégié pour l'analyse des modes de reproduction dans la France contemporaine.
Enquête sur les ateliers de maintenance des trains de la Régie autonome des transports parisiens.
La mort annoncée du monde ouvrier ne doit pas cacher ni la pérennité de cette condition (près du quart de la population active), ni les transformations en cours, notamment dans certaines fractions de la jeunesse. Invisibles, délaissés politiquement, les ouvriers ne semblent plus capables de faire entendre leur voix. Pourtant, un ouvrier sur quatre a aujourd'hui entre 15 et 29 ans et, si les travaux sur les générations antérieures ont été nombreux, la jeunesse ouvrière semble d'autant plus invisible aujourd'hui qu'elle est peu explorée.
L'enquête ethnographique présentée dans cet ouvrage, et qui a été menée pendant huit ans sur de jeunes ouvriers de la maintenance des trains à la RATP, entend donner à voir un univers social peu visible à trois titres : le monde ouvrier déjà, celui du public ensuite, la jeunesse ouvrière enfin. Elle nous amène à suivre des trajectoires de jeunes, de leur sortie de l'école à leur insertion dans le monde du travail, de leur quotidien dans l'atelier à leurs activités en dehors, de leurs acceptations des contraintes managériales à de nouvelles formes de résistances au travail...
Ainsi, ce livre se propose de répondre à trois questions : Qu'est-ce qu'être un jeune ouvrier et comment ces jeunes vivent-ils cette condition ? En quoi cette génération apparaît-elle distante de celle qui la précède ? En quoi la perméabilité aux normes managériales du secteur privé tend à remettre en cause la « particularité » de ces ouvriers de la RATP et une certaine idée du service public ?
L'essor des économies émergentes constitue l'une des grandes transformations du XXe siècle. Elles restent pourtant bien mal comprises.
Elles ne convergent pas plus vers un modèle capitaliste-libéral en voie d'unification qu'elles ne peuvent être réduites à des capitalismes d'État centralisés et autoritaires. Ces émergences sont marquées par l'invention de formes étatico-économiques originales, non seulement non-alignées aux capitalismes de l'Occident mais déjà capables de changer la face de la mondialisation. Une foisonnante diversité, telle est la « nouvelle façon du monde » qui ré-ouvre l'hypothèse capitaliste.
Dans ce livre, Joël Ruet revient aux sources et trajectoires de l'émergence sur la base d'une longue fréquentation de ses acteurs en Inde, en Chine, en Afrique de l'Ouest et dans le monde arabe. Il y retrace les histoires multiples et entrelacées des territoires, des industries et des États qui la constituent et où se forge le monde de demain.