Les nations s'affrontent toujours en invoquant ce qu'elles portent de plus universel. La France a ainsi pu se prévaloir d'incarner la révolution universelle par excellence, et le modèle universel de toute révolution. Ce monopole de l'universel est contesté depuis quelques décennies, en particulier par les États-Unis, au nom d'autres principes d'organisation de la politique ou de la science. Car l'impérialisme n'est pas seulement une relation de domination entre pays, il s'exerce aussi dans les prétentions à l'universalité en matière de culture et de styles de vie. Sur la base de plusieurs textes explorant la dimension internationale des champs, ce livre ouvre des perspectives de recherche inédites sur les stratégies d'universalisation déployées par toute entreprise de domination.
Ces deux cours télévisés du Collège de France, présentent, sous une forme claire et synthétique, les acquis de la recherche sur la télévision. Le premier démonte les mécanismes de la censure invisible qui s'exerce sur le petit écran et livre quelques-uns des secrets de fabrication des ces artefacts que sont les images et les discours de télévision. Le second explique comment la télévision, qui domine le monde du jounalisme, a profondément altéré le fonctionnement d'univers aussi différents que ceux de l'art, de la littérature, de la philosophie ou de la potitique, et même de la justice et de la science ; cela en y introduisant la logique de l'audimat, c'est-à-dire de la soumission démagogique aux exigences du plébiscite commercial.
Le livre de Serge Halimi aura vingt-cinq ans l'année prochaine...
Depuis, quelques « petites choses » ont changé.
Ou pas : la plupart des journalistes-éditocrates qu'il cite sont toujours en activité, même si, pour beaucoup, la fin de carrière se dessine. Ce qui a changé bien sûr, c'est l'affaissement de l'idéologie du juste-milieu libéral, même si avec Macron le doute reste permis. Mais surtout la perte d'hégémonie des grands journaux bourgeois, la quasi-saturation de l'espace médiatique par des questions « de société » et l'apparition de nouveaux « influenceurs », principalement nichés dans les réseaux sociaux. Un nouvel avant-propos signalera ce genre de chose en même temps qu'il rappellerait que l'hégémonie reste bourgeoise et que les médias reflètent toujours autant, tous supports confondus, le point de vue des classes moyennes cultivées. Au risque d'ailleurs pour eux d'être pris pour cible et associés aux élites. Ce point de vue, rare il y a vingt-cinq ans, est devenu lieu commun aujourd'hui, d'autant que la droite, voire l'extrême droite, l'a repris et le martèle avec un certain succès international (Trump). C'est la mauvaise récupération de ces analyses. La popularité du thème des « fake news » sera également évoquée.
En annexe figurent les commentaires critiques ou haineux du livre par les journalistes que l'auteur attaque. Avec le temps, presque tous ont réagi, et c'est assez drôle...
La crise sanitaire et sa gestion au sein des universités françaises ont révélé et accentué un nouveau régime de sélection scolaire. Jamais la France et son système scolaire n'ont autant diplômé et pourtant jamais les savoirs n'ont été aussi inégalement transmis. C'est dans les premiers cycles universitaires que ce paradoxe est le plus palpable. Ce livre revient sur l'histoire récente de la banalisation des études universitaires, à la fois en les inscrivant dans les horizons ordinaires des possibles de la très grande majorité des lycéens et lycéennes mais au prix d'une formation volontairement réalisée au rabais dans ses contenus, faute de moyens, par des gouvernements qui n'ont cessé de dégrader les conditions d'apprentissage à l'université au moment où les besoins sont les plus grands. Face à la force de l'offensive politique qui déstabilise aujourd'hui l'université (généralisation de l'évaluation des formations des établissements par le biais d'indicateurs standardisés, récit simpliste de la prétendue crise de l'université par le gouvernement via de jolies infographies), ce livre reprend sous un angle nouveau les enquêtes statistiques existantes pour mettre au jour les mécanismes de ce régime de sélection scolaire qui, sous couvert de démocratisation de l'accès à des diplômes de valeur prétendument homogène et constante, refuse sciemment de donner les moyens à des étudiants d'origines sociales élargies de se former réellement. Cela au détriment d'un besoin de qualification universellement reconnu et au prix de la perpétuation sans fin de la production et de la reproduction des inégalités sociales.
Ce livre constitue une occasion unique de saisir l'une des dimensions les plus innovantes de son oeuvre, moins connue mais non moins importante que les notions d'habitus ou de capital culturel : la théorie des champs, dont on trouve des formulations partielles dans nombre de ses travaux depuis La Distinction (1979).
La notion de champ sous-tend en réalité de manière plus ou moins explicite toute son oeuvre et fournit un instrument d'analyse qu'il mobilise sur un ensemble de domaines très diversifiés : la religion, la culture, la littérature, l'art, le monde académique, l'économie, la famille, le pouvoir, le patronat, etc. Tous ces objets sociaux particuliers sont en effet justiciables d'une analyse en termes de champ, une analyse relationnelle qui fait apparaître les forces qui les différencient et les séparent en même temps que les luttes spécifiques qui sous-tendent leur unité interne.
Pierre Bourdieu voulait proposer sous la forme d'un livre une synthèse provisoire permettant de faire apparaître la force opératoire et la cohérence théorique de ce concept inlassablement mis à l'épreuve de la réalité sociale tout au long de sa vie scientifique. Interrompu en 1995, ce projet est resté inachevé et le présent ouvrage est une tentative d'en proposer une réalisation approchée en s'appuyant sur les notes qu'il a laissées, sur les textes originaux qu'il a écrits dans ce but et sur une collection raisonnée d'articles qu'il souhaitait retravailler comme à son habitude dans la perspective de les intégrer à son livre.
Ce livre, voulu par son auteur et refait sans lui, pour lui, est un livre incontournable pour saisir la portée de son oeuvre. On ne peut réellement comprendre et saisir la portée des travaux les plus connus et les plus reconnus de Bourdieu sur la théorie de la pratique (habitus, dispositions, etc.) et sur la structuration de l'espace social (en fonction des capitaux culturels, économiques, sociaux, symboliques), sans les rapporter à la théorie des champs qui vient compléter le système conceptuel, scientifique et méthodologique, d'un auteur qui a révolutionné durablement les sciences sociales.
Depuis les années 1990 et les manifestations de Seattle et de Gènes, les organisations économiques internationales ont été mises en cause par les mouvements altermondialistes comme des citadelles du néolibéralisme. Elles ont aussi été prises à partie, plus récemment, par de nombreux gouvernements, l'administration Trump en tête. Mais que sait-on de leur fonctionnement réel ? Leurs sigles abscons - FMI, OCDE, PNUD, OMS, OMC, BM, BRI, BCE, G7, G20, etc. - et la technicité supposée de leur expertise tiennent à distance le profane ou le militant. Leur composition et leur action ordinaires n'attirent guère l'attention journalistique et citoyenne, ni celle des chercheurs. Et les gouvernements ont tout à gagner à les faire paraître homogènes, coupées des réalités, extérieures à eux, indépendantes. L'enquête sociologique présentée dans ce livre propose au contraire d'entrer de plain-pied dans ces espaces internationaux. L'on y suit alors des initiatives bureaucratiques oubliées, en faveur d'un État social au coeur de la crise économique des années 1970, autant que des protagonistes bien connus de la mondialisation néolibérale (Hans Tietmeyer, Alan Greenspan, Milton Friedman, Martin Feldstein, Alfred Müller-Armack, Paul Volcker, la Société du Mont-Pèlerin ou le groupe de Bilderberg, entre autres). L'on y étudie comment se structurent les relations transgouvernementales à bonne distance des débats publics, en montrant par exemple comment les « mains gauches » (social et écologique) et les « mains droites » (économique et financière) des États s'y livrent des batailles politiques et scientifiques à la fois. L'image lénifiante de la « coopération économique » en sort dissipée, de même que celle qui place ces institutions dans un olympe savant hors-sol. L'enquête donne à voir ces espaces hautement confinés et interroge l'institution de cette figure politique non élue, qui fait bon ménage avec le capitalisme, et que l'on peut dénommer : l'épistémocratie internationale.
Le rôle de l'industrie agroalimentaire dans la production des normes sanitaires est bien connu, comme par exemple lors du rejet d'amendements à la loi Agriculture et alimentation (dite Egalim) visant à équilibrer les relations avec les agriculteurs et à promouvoir une alimentation saine et durable. Cependant, ce rôle est rarement compris dans toute sa complexité et toutes ses ramifications, bien plus invisibles et prégnantes que l'on pourrait le croire. L'agro-industrie prend en effet le contrôle de la politique nutritionnelle qui devrait être du ressort de l'État, en prenant en main, d'abord la recherche, ensuite la formation et la mise à l'agenda de toute forme de politique publique dans ce domaine. Elle maîtrise la production d'informations, y compris scientifiques, elle se construit une image positive en participant à toutes sortes d'associations, d'événements, de financements de recherches et d'expertises, etc. Loin d'être une simple affaire de comportements individuels, de conflits d'intérêt des scientifiques, de cynisme des industriels ou de faiblesse morale des politiques, la prégnance des intérêts économiques est ici systémique. Ce livre montre qu'elle est le produit du travail de longue haleine d'une multitude d'organisations et de professionnels, dont c'est le métier. Leur travail façonne les espaces d'intervention des experts et des décideurs. L'industrie agroalimentaire fait prévaloir ses points de vue et intérêts en s'immisçant dans des espaces scientifiques, politiques et philanthropiques. L'enquête sociologique présentée dans ce livre offre - pour la première fois en France - une vision d'ensemble des interventions mises en oeuvre par l'agro-industrie, en décrivant par le menu les différents types de stratégies, leurs supports organisationnels et humains, ainsi que les espaces sociaux qui en sont le produit. Ces résultats permettent de se faire une idée plus juste de la place des intérêts économiques dans la décision publique en matière d'alimentation et de nutrition, et dans une certaine mesure de s'en prémunir.
Ce livre initialement publié en 1999 garde hélas toute son actualité. Nous proposons ici une nouvelle édition augmentée en cours d'actualisation au moment du décès de son auteur. Avec Prodiges et vertiges de l'analogie Jacques Bouveresse montre le danger que représente l'importation incontrôlée de concepts issus des sciences au nom d'un prétendu « droit à la métaphore ». À côté de l'abus de pouvoir « scientiste » il en existe un (le « littérarisme ») qui consiste à croire que ce que dit la science ne devient intéressant et profond qu'une fois retranscrit dans un langage littéraire et utilisé de façon « métaphorique » un terme qui semble autoriser et excuser presque tout. Au lieu d'un « droit à la métaphore » on devrait parler plutôt d'un droit d'exploiter sans précaution ni restriction les analogies les plus douteuses qui semble être une des maladies de la culture littéraire et philosophique contemporaine.
La pluralité des langues est le plus souvent considérée comme un mal : elle entraverait l'intercompréhension et attiserait toutes sortes de conflictualités. De fait, l'histoire montre comment les langues peuvent se trouver à la fois instruments et parties prenantes dans des relations d'inégalité et de domination entre individus et entre groupes sociaux. Cet ouvrage propose de renoncer à investir les langues d'enjeux symboliques ou identitaires, et de les aborder d'un point de vue proprement linguistique : en les concevant comme autant de constructions intellectuelles sophistiquées, issues d'élaborations collectives presque toujours inconscientes, et qui produisent le sens. Il analyse les dérives politiques et idéologiques qui, par ignorance, contresens ou pulsion nationaliste, ont dénaturé les avancées les plus sérieuses en sciences du langage, faussé les représentations des langues, et empoisonné les relations entre leurs locuteurs. Il s'attache particulièrement à l'histoire linguistique de la France, avec les idées et les mesures qui s'y sont développées vis-à-vis de la langue nationale, des autres langues parlées par ses ressortissants métropolitains et ultramarins, et des langues étrangères, présentes ou non dans l'immigration. Il montre comment le français, élément d'un patriotisme émancipateur à la Renaissance, est devenu au Grand Siècle l'instrument d'un suprémacisme autoritaire et intimidateur, puis, à partir de la Révolution, le symbole presque sacré de l'unité nationale, avec comme principales victimes les langues dites aujourd'hui régionales. Il examine le développement parallèle d'une normativité intolérante à toute variation interne d'ordre dialectal ou sociolectal, et d'une prétention à l'excellence, reposant sur un ensemble de critères confus, erronés ou irrationnels, qui commence avec Malherbe, culmine avec Rivarol, et est reprise de nos jours par plusieurs auteurs. Les stéréotypes positifs ou négatifs qui font de la pluralité des langues un domaine inégalitaire et conflictuel, avec des locuteurs forcément gagnants ou perdants, peuvent être décrédibilisés par une connaissance rationnelle des langues, de leur histoire et de leur fonctionnement grammatical, qui permet une appréciation raisonnée et non passionnelle aussi bien des spécificités de chacune que des propriétés partagées par toutes ou par certaines parties d'entre elles. Faisant appel aux acquis consensuels des sciences du langage, à diverses approches contemporaines du plurilinguisme, et à son expérience de formateur d'enseignants en contexte plurilingue, l'auteur plaide pour dépouiller l'ensemble des langues de toute position emblématique ou incantatoire, et propose des pistes pour une exploitation des potentialités liées au bi- et plurilinguisme : curiosité intellectuelle, goût de l'observation, conception plus riche du langage, développement des capacités d'abstraction, ouverture à l'autre, convivialité, humour et, en prime, des raisons de bon aloi d'aimer la langue française.
Le développement du numérique réalise une forme de privatisation du champ de l'action publique qui ne dit pas son nom : les entreprises privées du numérique les plus puissantes s'emparent d'activités jusqu'ici dévolues au secteur public : dans les transports (Ouibus, informations voyageurs), dans les services urbains (ville intelligente), dans l'utilisation de l'espace public (trottinettes électriques) ou même dans certaines fonctions de régulation (aide au trafic). L'informatisation des administrations publiques, le développement de services en ligne et la présence sur internet des services publics, se sont réalisés en sous-traitant ses dispositifs à des entreprises privées. La conquête du privé sur la sphère publique en cours aujourd'hui est d'une toute autre nature : elle repose sur une transformation des relations entre l'Etat et les usagers (simplification des relations avec les utilisateurs souvent en substituant des algorithmes aux agents publics, généralisation des mécanismes de notation, développement de l'uberisation des tâches). Ce processus s'adosse, d'une part, à des des capacités d'investissement énormes qui dépassent celles des pouvoirs publics (ingénierie, datacenters) et, d'autre part, à des monopoles détenteurs de brevets puissants. Si cette privatisation passe le plus souvent inaperçue, tant elle prend la forme douce de dispositifs d'utilisation très pratiques qui améliorent notre quotidien, ses effets sociaux sont pourtant considérables : elle déstabilise les entreprises et les administrations, renforce les inégalités sociales, préempte des communs et accélère la perte de souveraineté publique. Les pouvoirs publics ont beau mobiliser diverses ressources (offre concurrente, régulation, etc.), ils apparaissent trop souvent démunis face à un tel processus qui oeuvre a` l'échelle internationale (les GAFA). Les tentatives de réappropriation des communs numériques par les citoyens ordinaires ouvrent cependant des perspectives, parfois sous la forme d'un militantisme de fonctionnaires qui défendent la « souveraineté numérique » nationale. L'objet de l'ouvrage est porter au jour, derrière la sympathique appli dans nos smartphones, les conséquences économiques et techniques réelles de cette privatisation et de montrer quelles sont les perspectives de résistance et de réinvention du service public.
Si j'ai pu me résoudre à rassembler pour la publication ces textes en grande partie inédits, c'est que j'ai le sentiment que les dangers contre lesquels ont été allumés les contre-feux dont ils voudraient perpétuer les effets ne sont ni ponctuels, ni occasionnels et que ces propos, s'ils sont plus exposés que les écrits méthodiquement contrôlés aux dissonances, pourront encore fournir des armes utiles à tous ceux qui s'efforcent de résister au fléau néo-libéral.
Ce livre décrit la montée de régimes autoritaires dans les démocraties occidentales depuis 2010 (Trump; Brexit; Johnson; Bolsonaro). Ce n'est pas le produit de l'insurrection électorale des classes populaires, mais de l'action organisée d'une nouvelle forme de patronat financier dans un contexte d'effondrement écologique. Une analyse des sources de financement des élections, du référendum sur le Brexit : le poids de la finance est considérable et il ne s'agit pas de n'importe quelle finance.
C'est un livre fort et passionnant, qui décrit une lutte à mort entre fractions traditionnelles et récentes du patronat pour le contrôle de ce qui reste des démocraties occidentales et des ressources planétaires. L'enjeu de cette lutte, c'est le minimum d'équilibre politique, social et environnemental qui permet aux sociétés de fonctionner. C'est un livre très important qu'il faut lire pour comprendre la situation politique contemporaine.
L'Union Syndicale Solidaires représente une tentative pour retrouver un syndicalisme de contestation, contre les stratégies de cogestion prônées par le patronat et les gouvernements en place et le choix de la négociation adoptés par d'autres centrales syndicales. Depuis les années 1990, elle a tenté d'insuffler d'autres pratiques syndicales, moins bureaucratiques et plus branchées sur les luttes interprofessionnelles. Mais la spécificité de Solidaires se manifeste aussi dans la trajectoire de ses militants, dont certains ont tenté de reconvertir la dynamique du syndicalisme autogestionnaire dans la défense des salariés fragilisés et précarisés par la dérégulation croissante du marché du travail. Ce livre s'attache aux difficultés rencontrées par une telle rénovation du syndicalisme, mais il trace aussi des pistes de réflexion sur les conditions d'un rapprochement entre causes syndicales et luttes sociales.
Cette bibliographie de référence est le résultat d'un travail qui s'est élaboré à mesure que s'est développée l'oeuvre de Pierre Bourdieu. Entreprise par Yvette Delsaut, sociologue, alors membre de son laboratoire, elle a été continuée par Marie-Christine Rivière, son assistante au Collège de France. S'y ajoute un entretien, daté de novembre 2001, dans lequel Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut interrogent la logique de la bibliographie et discutent de l'esprit de la recherche et du travail collectif.
Ce livre originellement paru en 1963, et indisponible depuis de nombreuses années, est un des premiers ouvrages de Pierre Bourdieu, et le seul qu'il ait consacré au travail. Produit de plusieurs années d'enquêtes ethnographiques, en collaboration avec Abdelmalek Sayad, et une équipe de statisticiens de l'INSEE, il offre un tableau complet d'une société coloniale en pleine décomposition : liée à la guerre, mais plus largement aussi à l'introduction d'une économie capitaliste qui détruit peu à peu les structures de la société traditionnelle en changeant non seulement les circuits économiques, mais le rapport des gens à l'économie avec, en particulier, l'introduction d'une rationalité instrumentale. Les conditions sociales spécifiques qu'une telle « raison du monde » nécessitent pour être adoptée, laissent alors sur le côté tous ceux dont les dispositions restent marquées par l'état antérieur du monde social. Les fameuses analyses de Bourdieu sur les « sous-prolétaires » algériens, qui n'ont pas les moyens de se projeter dans l'avenir et encore moins dans un projet révolutionnaire, trouvent ici leur formulation la plus développée. C'est toute une analyse du rapport au temps en fonction des conditions sociales de vie, et de son rôle dans la formation d'une « conscience politique », qui reçoit aussi une formulation sociologique à la fois rigoureuse et riche d'enseignement pour des générations futures de chercheurs. La présente édition ne republie pas la première partie du livre paru en 1963, qui était un ensemble de tableaux statistiques analysés par les chercheurs de l'INSEE avec lesquels Pierre Bourdieu travaillait en Algérie, ni le détail des entretiens en annexes. Par contre, il continent des textes complémentaires : en appendice, une partie d'enquête (« Les artisans », p. 521-557) qui représente une étude originale sur une catégorie peu analysée, celle des travailleurs indépendants ; en postface un texte plus tardif où Pierre Bourdieu réinvestit son expérience algérienne et les acquis d'enquêtes sociologiques développées au sein de son laboratoire de recherche, pour analyser « la double vérité du travail », où la vérité subjective de l'investissement dans le travail contribue à occulter la vérité objective du travail comme exploitation.
Des couloirs transformés en hébergements de fortune, des personnels de santé au bord de la crise de nerfs, des mobilisations récurrentes, nombreux sont les signes d'une période éprouvante pour l'hôpital public. Pourtant, aux protestations réclamant des moyens supplémentaires, les différents gouvernements et experts des systèmes de santé répondent que le problème de l'hôpital n'est en rien financier mais organisationnel et qu'il suffirait de repenser sa place dans le système de santé, son organisation et ses missions. L'hôpital serait en crise, il faudrait en réformer le mode de gestion afin de le rendre économiquement performant et de répondre aux « attentes » des « usagers ».
Contre cette vision sommaire et simplificatrice, cet ouvrage décrypte la fabrication des différentes « crises » de l'hôpital public, dans leurs dimensions financière, organisationnelle et territoriale. A partir de plusieurs enquêtes sur les personnels hospitaliers et les conditions d'exercice de leur métier, il montre que les réformes entreprises depuis les années 1980 ont progressivement fragilisé l'organisation des soins au point d'en interroger aujourd'hui la pertinence et de promouvoir l'« innovation » comme remède miracle aux maux hospitaliers. Cette superposition de crises implique ainsi différentes façons de dire les problèmes et par là, les solutions à apporter. Derrière ces lectures concurrentielles et parfois antagonistes se joue en fait la conception même du rôle et de la place de l'hôpital public. Un débat démocratique qu'il est temps d'engager.
Docteur en sociologie, Laurent Denave a interrompu ses recherches en novembre 2018 pour se consacrer entièrement au mouvement des Gilets jaunes. Cet ouvrage est le fruit deux années d'expérience et de réflexions sur cette lutte politique. L'auteur souhaiterait mettre à disposition des militants engagés dans ce mouvement (toujours en cours, même s'il est moins visible), ou engagés d'une manière ou d'une autre dans la guerre des classes, des outils d'analyse et de compréhension produits par les sciences sociales critiques. Eclairer ou clarifier certains problèmes rencontrés sur le terrain pourrait sans doute contribuer à les résoudre.
Il s'agit de donner des pistes de réflexion pour tenter de répondre à certaines questions déterminantes pour l'avenir de ce mouvement de contestation inédit : Quelles actions sont les plus efficaces dans ce combat ? Sur quelles bases peut-on construire des alliances et avec qui ? Comment se positionner par rapport à la question centrale de la violence ? Comment résister à la répression et tenir sur la durée ? Comment structurer le mouvement afin de mettre nos pratiques en accord avec les principes que l'on défend (égalité, liberté et solidarité) ?
Cet ouvrage s'adresse également à celles et ceux qui soutiennent la lutte sans y participer directement et qui aimeraient en avoir une meilleure compréhension. Il entend déconstruire (et donc délégitimer) certaines représentations négatives, portées par les médias et leurs intellectuels de service sur la diversité des protagonistes de cette lutte, ce qui peut avoir des conséquences sur la manière dont ils sont considérés, traités et criminalisés, par la police ou la justice. Il donne à voir, derrière les mobilisations des Gilets jaunes, la véritable guerre des classes que les classes populaires livrent en réalité contre le libéralisme autoritaire en marche.
L'analyse systématique du nouvel ordre économique mondial, des mécanismes qui te régissent et des politiques qui l'orientent, introduit à une vision profondément nouvelle de l'action politique ; seul le mouvement social européen qu'elle appelle serait en effet capable de s'opposer aux forces économiques qui dominent aujourd'hui le monde.
Depuis les années 60, insensiblement et comme par imprégnation lente, la langue de la politique, la langue publique c'est-à-dire médiatique se modifie. Elle est devenue, au cours des années 90 l'idiome qui explicite et qui légitime le néolibéralisme. De modernité à social en passant par performant, réforme, crise, croissance ou diversité, Eric Hazan montre la transformation, «l'essorage» dit-il, d'expressions isolées, de tournures, de formes syntaxiques qui sont peu à peu vidés de leur sens, c'est-à-dire de leur force subversive ou politique. Cette langue a une dynamique propre, elle est performative : plus elle est parlée, et plus ce qu'elle défend - sans jamais l'exprimer clairement - a lieu. « Il s'agit de faire le tableau, écrivait Marx, d'une sombre oppression que toutes les sphères sociales exercent les unes sur les autres, d'une maussaderie générale mais inerte, d'une étroitesse d'esprit faite d'acceptation et de méconnaissance, le tout encadré par un système de gouvernement qui, vivant de la conservation de toutes les vilenies, n'est lui-même que la vilenie au gouvernement. »
Cet ouvrage donne à lire deux entretiens inédits d'Abdelmalek Sayad (1933-1998). Le sociologue algérien les a menés en France au tournant des années 1970-1980, avec deux Algériennes de générations successives. Ils font entendre la voix de femmes exceptionnelles, tant par leur force et leur lucidité que du fait de leurs parcours atypiques. Elles analysent elles-mêmes la condition qui leur est imposée, et contre laquelle elles s'insurgent. Confrontées à la domination masculine, ainsi qu'à la domination coloniale et postcoloniale, elles ne se laissent ni l'une ni l'autre assigner une place. Elles sont, de multiples façons, en rupture de ban.
Ces entretiens mettent en lumière une dimension passée inaperçue de l'oeuvre de Sayad, sociologue de l'émigration/immigration : on prend conscience qu'il développait en même temps une sociologie du genre - sans le concept, bien sûr, mais c'est bien de cela qu'il s'agit. En effet, Sayad ne se contente pas d'ajouter des femmes au portrait de groupe de l'émigration ; en dialogue avec elles, il explicite des mécanismes touchant les définitions de la masculinité et de la féminité, qui contribuent à la redéfinition des identités et des rapports sociaux en migration.
Ce livre constitue donc une invitation à relire d'autres textes du sociologue et d'y retrouver l'importance de l'expérience de genre dans l'analyse de la migration.
Ce texte, oeuvre ultime de Pierre Bourdieu rédigée entre octobre et décembre 2001 - mais à laquelle il travaillait et réfléchissait depuis plusieurs années, s'interrogeant notamment sur la forme qu'il convenait de lui donner - a été conçu comme une nouvelle version développée, réélaborée, de son dernier cours au Collège de France prononcé en avril 2001. Il avait donné une première transcription de ce cours dans son précédent ouvrage : Science de la Science et Réflexivité. Mais c'est à la demande de son éditeur allemand Suhrkamp, qui souhaitait le publier à part, que Pierre Bourdieu avait décidé de le reprendre et, pour bien marquer la continuité entre les deux versions, de leur donner le même titre : Esquisse pour une auto-analyse.
De la même façon qu'il était entré au Collège de France (en 1982) par une très réflexive Leçon sur la leçon, Pierre Bourdieu avait décidé de quitter cette institution en se soumettant lui-même, comme en un dernier défi, à l'exercice de la réflexivité qu'il avait constitué tout au long de sa vie de chercheur comme l'un de préalables nécessaires à la recherche scientifique. Cette auto-analyse, autant qu'un exercice de virtuosité intellectuelle et de maîtrise conceptuelle (un peu à la manière des Ménines de Velasquez ou du dernier Manet), était une mise en danger de soi-même, engageant à la fois des aveux sociaux parmi les plus difficiles à faire ou des souvenirs d'enfance appartenant à une intimité très peu divulguée.
Il savait que se prendre soi-même pour objet, en risquant non seulement d'être accusé de complaisance, mais aussi de donner des armes à tous ceux qui n'attendent qu'une occasion pour nier, précisément au nom de la position et de la trajectoire de son auteur, le caractère scientifique de sa sociologie, était pour le moins périlleux. Dans ce projet paradoxal entre tous, il s'agissait bien moins d'un geste ostentatoire que d'une entreprise tout à fait inédite de mise en conformité finale du chercheur avec sa conception de la vérité scientifique, d'une volonté de donner une sorte de garantie ultime, en un retour sur soi très contrôlé (« je mets au service du plus subjectif l'analyse la plus objective » écrit-il dans ses notes de travail préparatoires), du caractère scientifique des propositions énoncées dans toute l'oeuvre.On a vu qu'il avait raison de craindre le mauvais usage qui pouvait être fait de ce texte. Il avait pourtant écrit dans une des nombreuses versions antérieures du texte, comme par une sorte de prémonition bien fondée : « Ceci n'est pas une autobiographie. Le genre ne m'est pas interdit seulement parce que j'ai (d)énoncé l'illusion biographique ; il m'est profondément antipathique et l'aversion mêlée de crainte qui m'a conduit à décourager plusieurs biographes s'inspire de raisons que je crois légitimes. » Quatrième de couverture Je n'ai pas l'intention de sacrifier au genre, dont j'ai assez dit combien il était à la fois convenu et illusoire, de l'autobiographie. Je voudrais seulement essayer de rassembler et de livrer quelques éléments pour une auto-socioanalyse. Je ne cache pas mes appréhensions, qui vont bien au-delà de la crainte habituelle d'être mal compris. J'ai en effet le sentiment que, en raison notamment de l'amplitude de mon parcours dans l'espace social et de l'incompatibilité pratique des mondes sociaux qu'il relie sans les réconcilier, je ne puis pas gager - étant loin d'être sûr d'y parvenir moi-même avec les instruments de la sociologie - que le lecteur saura porter sur les expériences que je serai amené à évoquer le regard qui convient, selon moi. En adoptant le point de vue de l'analyste, je m'oblige (et m'autorise) à retenir tous les traits qui sont pertinents du point de vue de la sociologie, c'est-à-dire nécessaires à l'explication et à la compréhension sociologiques, et ceux-là seulement. Mais loin de chercher à produire par là, comme on pourrait le craindre, un effet de fermeture, en imposant mon interprétation, j'entends livrer cette expérience, le craindre, un effet de fermeture, en imposant mon interprétation, j'entends livrer cette expérience, énoncée aussi honnêtement que possible, à la confrontation critique, comme s'il s'agissait de n'importe quel autre objet.
Un livre grand public et incisif sur la vision qu'ont les économistes du chômage. Nécessaire pour comprendre les politiques de flexibilisation du marché du travail mise en oeuvre en Europe et partout dans le monde. Permet de comprendre le succès pour le moins mitigé de ces politiques.
Une réédition indispensable : ce que décrivait le livre a toujours cours ; ce que décrivait le livre a été réellement mis en oeuvre et le livre fournit les clés pour comprendre pourquoi ça n'a pas marché.
Les Prisons de la misère est un livre important pour les éditions Raisons d'agir. Paru en 1999, il a été vendu a 20000 exemplaires et a été traduit dans vingt langues. Ce livre et son auteur, professeur à l'université de Berkeley, sont à l'origine d'un débat très intense sur le rôle de l'incarcération aux Etats-Unis et dans le reste du monde. La thèse qu'il soutient est que l'État pénal est en train de prendre la pace de l'État social et que l'emprisonnement devient un moyen massif de répondre à la misère produite par les politiques néo-libérales. Plus généralement, on assiste à un processus d'incubation et d'internationalisation des slogans (" la prison, ça marche "), des soi-disant théories (la " vitre brisée ") et des mesures (telles que le recours accru à l'incarcération, les peines-plancher, les camps de redressement et les couvre-feu pour jeunes) qui composent ce nouveau " sens commun " punitif, conçu pour endiguer la montée de l'inégalité et de la marginalité dans la ville postindustrielle.
Dans cette nouvelle édition, l'auteur revient sur la réception internationale des Prisons de la misère comme révélateur des évolutions pénales dans les sociétés avancées au cours de la décennie passée. Il établit comment la tornade sécuritaire mondiale inspirée par les États-Unis, que le livre détectait en 1999, a continué de faire rage de toutes parts. De fait, elle s'est étendue des pays du Premier monde à ceux du Second monde et elle a transformé les enjeux et les mesures politiques du châtiment pénal à travers la planète de façon que nul n'aurait pu prédire ou même croire possible il y a seulement une quinzaine d'années. L'auteur développe et étend son analyse du rôle des think tanks dans la diffusion de la pénalité " made in USA " à l'Amérique latine. Enfin, il révise le modèle initial du lien entre néolibéralisme et pénalité punitive, révision qui débouche sur l'analyse de la refonte de l'État à l'ère de l'insécurité sociale.
Débats politico-médiatiques et études scientifiques ont longtemps questionné l'appartenance à la nation française des enfants de l'immigration postcoloniale. Ce livre propose un renversement de perspective en étudiant le sentiment d'appartenance à la nation algérienne. Que signifie « être algérien » quand on a toujours vécu en France, et qu'on a gardé avec ce pays un lien surtout indirect, réactivé à l'occasion de courts séjours sur place, dans l'enfance et en tant qu'adulte ? Que vont chercher ces Français d'origine algérienne qui partent en Algérie à l'occasion de séjours de vacances ?
C'est l'expérience binationale que ce livre entend éclairer en allant enquêter du côté du pays d'émigration des parents, en Algérie. Ce parti-pris implique aussi de s'intéresser aux politiques mises en oeuvre par l'État algérien à l'égard de ses ressortissants, politiques qui évoluent entre les années 1960 et les années 2000, et qui contribuent à remodeler l'idée du retour chez les descendants d'immigrés et leur famille.
A partir d'un matériel original d'archives, des observations et des entretiens, cette enquête donne à voir comment les populations binationales vivent leurs sentiments d'appartenance. L'analyse des pratiques de vacances, et des discours qu'elles suscitent, permet d'accéder à une définition plus éclatée des identités : on peut se sentir davantage lié à une ville, un quartier ou un village qu'à un pays dans son ensemble; des appartenances autre que nationales s'expriment dans ces séjours, en premier lieu des affiliations familiales.
Plutôt que de se concentrer uniquement sur des « spécificités culturelles » potentiellement entretenues ou activées pendant ces séjours (langue arabe, religion musulmane), l'auteure analyse plus largement les manières d'être en vacances, incluant le style vestimentaire, l'emploi du temps de la journée, le type d'alimentation privilégiée, les modes d'hébergement ou encore les sociabilités. Ces pratiques vacancières se rapportent alors tout autant, si ce n'est plus, à la trajectoire sociale globale de ces personnes (origine sociale, niveau de diplôme, sexe, âge, situation familiale) qu'à leurs origines nationales.
Enfin, ces appartenances renvoient plus largement à un double positionnement dans des hiérarchies de classe, de sexe et ethno-raciales partiellement disjointes, entre la société française et la société algérienne. Ce point de vue invite à faire éclater la fausse homogénéité de cette catégorie des « descendants d'immigrés » en constatant la différenciation des pratiques selon les trajectoires sociales familiales et individuelles.
Parallèlement, cette approche implique d'appréhender autrement la société algérienne, en ne la définissant pas centralement par des critères culturalistes comme la religion (aujourd'hui vue comme l'opérateur central de distinction entre sociétés) mais en portant une attention particulière aux hiérarchies sociales propres à cette société. Les séjours passés sur place jouent le rôle de révélateur des dynamiques de mobilité sociale qu'occasionnent les déplacements entre deux sociétés nationales. Ce livre propose à la fois de voir comment les vacances passées en Algérie prennent des formes distinctes selon les caractéristiques sociales et sexuées des personnes rencontrées, mais aussi comment en retour, ces séjours modifient temporairement, ou de manière plus durable, leurs positions dans les rapports sociaux.