Seul l'Occident moderne s'est attaché à classer les êtres selon qu'ils relèvent des lois de la matière ou des aléas des conventions. L'anthropologie n'a pas encore pris la mesure de ce constat : dans la définition même de son objet - la diversité culturelle sur fond d'universalité naturelle -, elle perpétue une opposition dont les peuples qu'elle étudie ont fait l'économie. Peut-on penser le monde sans distinguer la culture de la nature ? Philippe Descola propose ici une approche nouvelle des manières de répartir continuités et discontinuités entre l'homme et son environnement. Son enquête met en évidence quatre façons d'identifier les « existants » et de les regrouper à partir de traits communs qui se répondent d'un continent à l'autre : le totémisme, qui souligne la continuité matérielle et morale entre humains et non-humains , l'analogisme, qui postule entre les éléments du monde un réseau de discontinuités structuré par des relations de correspondances ; l'animisme, qui prête aux non-humains l'intériorité des humains, mais les en différencie par le corps ; le naturalisme qui nous rattache au contraire aux non-humains par les continuités matérielles et nous en sépare par l'aptitude culturelle. La cosmologie moderne est devenue une formule parmi d'autres. Car chaque mode d'identification autorise des configurations singulières qui redistribuent les existants dans des collectifs aux frontières bien différentes de celles que les sciences humaines nous ont rendues familières. C'est à une recomposition radicale de ces sciences et à un réaménagement de leur domaine que ce livre invite, afin d'y inclure bien plus que l'homme, tous ces « corps associés » trop longtemps relégués dans une fonction d'entourage.
La culture européenne est sans doute la seule au monde qui ait prétendu faire de l'être humain l'objet de ses connaissances et de l'humanisme la forme répétée de ses justifications.
Les sciences humaines d'aujourd'hui sont plus que du domaine du savoir : déjà des pratiques, déjà des institutions. or, le modèle des sciences exactes les obsède, tandis que l'idée d'un homme se libérant à mesure qu'il se connaît mieux passe au rang d'un humanisme usagé. quel est donc le destin - commun, séparé - de ces " sciences humaines " et de cette idée d' homme ? michel foucault analyse leur apparition, leurs liens réciproques et la philosophie qui les supporte.
C'est tout récemment que l'homme a fait son apparition dans notre savoir ; erreur de croire qu'il était objet de curiosité depuis des millénaires : il est né d'une mutation intérieure à notre culture. cette mutation, michel foucault l'étudie, à partir du xviie siècle, dans les trois domaines où le langage classique - qui s'identifiait au discours - avait le privilège de pouvoir représenter l'ordre des choses : grammaire générale, analyse des richesses, histoire naturelle.
Au début du xixe siècle, une philologie se constitue, une biologie également, une économie politique. les choses y obéissent aux lois de leur propre devenir et non plus à celles de la représentation. le règne du discours s'achève et, à la place qu'il laisse vide, l'homme apparaît - un homme qui parle, vit, travaille, et devient ainsi objet d'un savoir possible. dans le rapport nouveau des mots et des choses, l'homme trouve le lieu de sa naissance.
Il ne s'agit pas là d'une " histoire " des sciences humaines ; mais d'une analyse de leur sous-sol, d'une réflexion sur ce qui les rend actuellement possibles, d'une archéologie de ce qui nous est contemporain. et d'une conscience critique : car le jour, prochain peut-être, où ces conditions changeront derechef, l'homme disparaîtra, libérant la possibilité d'une pensée nouvelle.
Spécialiste des langues, des religions et des civilisations de l'Iran avant l'islam, mais aussi de la Grèce ancienne, Clarisse Herrenschmidt étudie l'histoire des écritures de l'homme occidental, depuis les bulles à calculi de Sumer (Iraq) et de Suse (Iran) jusqu'à l'Internet, en passant par le Moyen- et le Proche-Orient, le monde grec et l'Europe.
En procédant à la synthèse de ses travaux, elle entreprend de comparer trois systèmes d'écriture, les situant dans le contexte où ils ont vu le jour : les modes d'écrire les langues (dont l'invention date de 3300 avant notre ère environ), ceux d'écrire les nombres sur la monnaie frappée (l'écriture monétaire arithmétique commence vers 620 avant notre ère, en Ionie), enfin l'écriture informatique et réticulaire, fondée sur un code (qui naît entre 1936 et 1948, puis se prolonge par celle des réseaux à partir de 1969 aux États-Unis). En décrivant leurs caractéristiques propres, elle cherche aussi à en analyser les structures communes et à montrer en quoi ces systèmes imprègnent le rapport au monde de leurs usagers. Au carrefour de plusieurs disciplines, la philologie, l'histoire, l'anthropologie et la linguistique, son enquête explore les nombreuses implications sur l'homme de cette « aventure sémiologique unique », désormais planétaire, dont il est fait le récit étonné et étonnant.
Ce livre fait suite aux Couleurs de l'Occident : De la Préhistoire au XXI? siècle, paru en 2019, qui portait sur une analyse sociologique des systèmes et des codes de couleurs des sociétés occidentales en relation avec l'évolution de leurs structures et de leurs idéologies. Tandis que ce premier volume évoquait le contrôle social du langage des couleurs par les pouvoirs religieux, politiques, économiques, le second aborde le pôle opposé, l'irrationalité irréductible des couleurs qui relève des mythes et des imaginaires sociaux, ceux que les pouvoirs tentent de réduire à des codes institués, mais qui leur échappent et sont célébrées dans les mystères initiatiques, les médecines douces, la poésie et les arts, nos révoltes, nos subjectivités, jusqu'à devenir des marqueurs de nos différences individuelles.On s'est toujours évertué à expliquer les couleurs. Les chromatologues scientifiques s'acharnèrent à les échantillonner, numéroter, mesurer selon d'innombrables paramètres, et à les géométriser en cercles, triangles, cônes, sphères et autres solides, voire en système planétaire.Les artistes les explorèrent selon leurs effets inconscients, leur musique, leur seule puissance visuelle, leur magie. Les médecines douces les traitèrent comme des énergies corporelles. Les modes vestimentaires, le design, les cosmétiques en exploitèrent les symboliques irrationnelles.Elles sont apparemment devenues la liberté de notre regard, de l'artiste, de l'anarchiste, et même des psychotropes. Mais elles ont toujours été et demeurent aujourd'hui les couleurs de nos mythes et en suivent donc les codes, qui varient avec eux selon les sociétés et les époques.
Le mouvement féministe a produit bien plus qu'une dynamique d'égalisation des conditions féminine et masculine. Il a contribué, montre Camille Froidevaux-Metterie, à réorganiser en profondeur notre monde commun, à la faveur d'un processus toujours en cours qui voit les rôles familiaux et les fonctions sociales se désexualiser. Par-delà les obstacles qui empêchent de conclure à une rigoureuse égalité des sexes, il faut ainsi repérer que nous sommes en train de vivre une véritable mutation à l'échelle de l'histoire humaine. Plus d'attributions sexuées ni de partage hiérarchisée des tâches:dans nos sociétés occidentales, la convergence des genres est en marche. La similitude de destin des hommes et des femmes ne renvoie pourtant à aucune homogénéisation. Dans un monde devenu mixte de part en part, les individus se trouvent plus que jamais requis de se définir en tant qu'homme ou en tant que femme. Or ils ne peuvent le faire sans prendre en considération la sexuation des corps. S'évertuer à la nier, comme le fait un certain féminisme, c'est heurter de plein fouet cette donnée nouvelle qui veut que la maîtrise de sa singularité sexuée soit la marque même de la subjectivité. L'auteure entreprend ainsi de réévaluer la corporéité féminine pour en faire le vecteur d'une expérience inédite englobant l'impératif universaliste des droits individuels et l'irréductible incarnation de toute existence. Le sujet féminin contemporain se révèle alors être le modèle d'une nouvelle condition humaine.
Dans un article paru en 1999 dans Le Débat, Nathalie Heinich proposait de considérer lart contemporain comme un genre de lart, différent de lart moderne comme de lart classique. Il sagissait den bien marquer la spécificité un jeu sur les frontières ontologiques de lart tout en accueillant la pluralité des définitions de lart susceptibles de coexister. Quinze ans après, la "querelle de lart contemporain" nest pas éteinte, stimulée par lexplosion des prix, la spectacularisation des propositions et le soutien dinstitutions renommées, comme lillustrent les "installations" controversées à Versailles.
Dans ce nouveau livre, l'auteur pousse le raisonnement à son terme : plus quun "genre" artistique, lart contemporain fonctionne comme un nouveau paradigme, autrement dit "une structuration générale des conceptions admises à un moment du temps", un modèle inconscient qui formate le sens de la normalité.
Nathalie Heinich peut dès lors scruter en sociologue les modalités de cette révolution artistique dans le fonctionnement interne du monde de lart : critères dacceptabilité, fabrication et circulation des uvres, statut des artistes, rôle des intermédiaires et des institutions... Une installation, une performance, une vidéo sont étrangères aux paradigmes classique comme moderne, faisant de lart contemporain un objet de choix pour une investigation sociologique raisonnée, à distance aussi bien des discours de ses partisans que de ceux de ses détracteurs.
Le concept de Personne, tel qu'on l'entend ici, désigne la capacité qui permet à l'homme à la fois de se vivre comme une subjectivité singulière et de participer au social.L'argumentation prend ici appui sur l'expérience de l'adolescent, son fonctionnement étant en effet révélateur des processus que suppose la Personne. Ce qui se joue à cette période de la vie oblige à comprendre que, loin d'être acquise d'emblée, c'est à une époque relativement tardive de son existence, après les années de l'enfance au sens strict, que la Personne émerge en l'homme. Elle se spécifie dès lors clairement par rapport aux autres capacités dont celui-ci peut faire preuve dès la première enfance, à savoir le langage, mais également l'habileté technique et le désir.Processus général, donc anthropologique au plein sens de ce terme, la Personne suppose fondamentalement une abstraction, en l'occurrence une prise de distance radicale par rapport au mode de rapports immédiats dans lequel l'être humain se trouve naturellement pris. Cette abstraction se fait ici absence, à soi-même en même temps qu'à autrui. Pour autant, l'homme n'en demeure aucunement à ce moment d'abstraction qui n'est qu'implicite et il investit contradictoirement son être dans des situations sociales diverses.Le présent ouvrage trouve sa source dans les travaux du linguiste Jean Gagnepain, auquel on doit d'avoir éclairé, le premier, ce processus paradoxal ou «dialectique» constitutif de la Personne. Mais, au-delà de la Personne, c'est toute la dimension pratique de la rationalité humaine que cette perspective d'analyse invite à repenser, de l'emploi du signe au sens de la norme, en passant par l'usage de l'outil.
Expliquer ce que j'avais voulu faire dans les livres précédents oú tant de choses encore étaient restées obscures ? pas seulement, pas exactement, mais en allant un peu plus loin, revenir, comme par un nouveau tour de spirale, en deça de ce que j'avais entrepris ; montrer d'oú je parlais ; repérer l'espace qui rend possibles ces recherches, et d'autres peut-être que je n'accomplirai jamais ; bref, donner signification à ce mot d'archéologie que j'avais laissé vide.
Mot dangereux puisqu'il semble évoquer des traces tombées hors du temps et figées maintenant dans leur mutisme. en fait, il s'agit de décrire des discours. non point des livres (dans le rapport à leur auteur), non point des théories (avec leurs structures et leur cohérence), mais ces ensembles à la fois familiers et énigmatiques qui, à travers le temps, se donnent comme la médecine, ou l'économie politique, ou la biologie.
Je voudrais montrer que ces unités forment autant de domaines autonomes, bien qu'ils ne soient pas indépendants, réglés, bien qu'ils soient en perpétuelle transformation, anonymes et sans sujet, bien qu'ils traversent tant d'oeuvres individuelles. et là oú l'histoire des idées cherchait à déceler, en déchiffrant les textes, les mouvements secrets de la pensée (sa lente progression, ses combats et ses rechutes, les obstacles contournés), je voudrais faire apparaître, dans sa spécificité, le niveau des " choses dites " : leur condition d'apparition, les formes de leur cumul et de leur enchaînement, les règles de leur transformation, les discontinuités qui les scandent.
Le domaine des choses dites, c'est ce qu'on appelle l'archive : l'archéologie est destinée à en faire l'analyse.
Qu'en est-il de l'économie dans les sociétés primitives ? a cette question fondamentale, la réponse classique de l'anthropologie économique est la suivante : l'économie archaïque est une économie de subsistance et de pauvreté, elle parvient au mieux à assurer la survie du groupe incapable de sortir du sous-développement technique.
Le sauvage écrasé par son environnement écologique et sans cesse guetté par la famine et l'angoisse, telle est l'image habituellement répandue.
Travestissement théorique et idéologique des faits, réplique ici tranquillement un anthropologue et économiste américain de réputation internationale. passant des chasseurs australiens et bochimans aux sociétés néolithiques d'agriculteurs primitifs telles qu'on peut encore les observer en afrique ou en mélanésie, au viêt-nam ou en amérique du sud, relisant sans parti pris les textes connus et y ajoutant des données chiffrées, marshall sablins affirme, avec autant d'esprit que d'érudition : non seulement l'économie primitive n'est pas une économie de misère, mais elle est la première et jusqu'à présent la seule société d'abondance.
Comme le dit pierre clastres dans sa présentation : " si l'homme primitif ne rentabilise pas son activité, c'est non pas par ce qu'il ne sait pas le faire, mais parce qu'il n'en a pas envie. " tout le dossier de la question est à reprendre. une affaire à suivre.
Attribuer de la valeur aux personnes est une activité familière, sur laquelle on ne s'interroge pas. Elle obéit pourtant à des règles implicites. Ce livre applique à ces règles le modèle d'analyse proposé dans Des valeurs, une approche sociologique (2017). Il fait apparaître tout d'abord une large gamme de «preuves de qualité», du statut au talent en passant par l'apparence physique ou les actes ; ensuite, le rôle décisif des «épreuves d'évaluation» comme les examens, concours, prestations publiques ; enfin «l'épreuve de la grandeur» qui fabrique dans les représentations des hiérarchies, donc des inégalités.Cette question des inégalités est particulièrement sensible aujourd'hui. Elle est abordée ici en toute neutralité, dans le seul but d'analyser, de décrire, de comprendre, selon la méthode pragmatique et compréhensive mise en oeuvre par l'auteur.
Ce recueil est largement inspiré, dans sa composition, de meaning in the visual arts (1957) dont l'auteur avait souhaité une adaptation au public français.
"l'histoire de l'art est une discipline humaniste" définit les trois niveaux de signification d'une oeuvre et leur donne pour principe de contrôle une histoire des styles, des types et des symboles; "l'histoire de la théorie des proportions humaines", conçue comme un miroir de l'histoire des styles, applique la méthode à l'analyse d'un schème structural particulier. "artiste, savant, génie" (1962) peut apparaître comme la dernière synthèse de la pensée de l'auteur sur la renaissance.
Tandis que des deux articles qui le suivent, l'un, "le premier feuillet du libro de vasari", montre la façon dont cette époque, la renaissance, a pris conscience d'un style, le gothique, qu'elle tenait pour extérieur à elle-même, l'autre, "deux projets de façade par beccafumi", est, sur le maniérisme dans l'architecture du xvie siècle, une discussion sur les principes qui, aujourd'hui, permettent de caractériser un style.
Les trois derniers essais, " dürer et l'antiquité l'allégorie de la prudence chez titien" et la merveilleuse étude sur poussin et la tradition élégiaque, "et in arcadia ego", offrent, parvenus à leur point de perfection, les chefs-d'oeuvre de l'interprétation iconographique.
L'iconologie consiste, à travers l'analyse des thèmes artistiques, à reconstituer l'histoire de l'imagination créatrice.
Erwin panofsky, dont voici le premier ouvrage traduit en français, en est le plus prestigieux représentant. il a fondé l'histoire de l'art, à l'époque dominée par des explications psychologiques, physiologiques et esthétiques, ou réduite à une description iconographique assez naïve, comme une science d'interprétation. ainsi s'attache-t-il particulièrement à suivre les métamorphoses de traditions antiques : le temps, l'amour, la mort ou la genèse du monde.
Ce sont autant de petites odyssées étranges et savantes, dont les épisodes consistent en fusions et confusions de concepts et d'images, en malentendus, oublis, résurrections et renaissances de toute sorte. et soudain voici que l'énigme d'une oeuvre se résout : la chimie artistique a donné au thème un sens nouveau. l'humanisme de la renaissance n'occupe une si grande place dans l'oeuvre de panofsky que parce qu'il était précisément, dans sa poursuite de tous les " retours aux sources ", l'agent par excellence de ces cristallisations.
Un exposé lumineux du système néo-platonicien montre à quel point, dans cette doctrine des " résurrections " humanistes, tout confirme la prédominance de la pensée imageante sur la pensée discursive ; le monde matériel lui-même n'est qu'image, il appelle pour ainsi dire une iconologie qui donnerait accès à son sens. d'oú l'attraction d'une telle philosophie pour les créateurs d'images. panofsky montre qu'il existe, différent de florence à venise, un style de la pensée artistique néo-platonicienne, et son analyse des milieux culturels, des lieux communs et des images communes culmine à ce moment historique que fut michel-ange.
Elias Canetti parle de Masse, comme Michelet du Peuple, Tocqueville de la Démocratie ou Spengler des Cultures. Et comme ces grands devanciers auxquels il fait souvent penser, l'auteur s'empare d'une intuition brutale, profonde, et commence par s'abandonner à la révélation d'une évidence - la conjuration panique de tout ce qui, en l'homme, menace de la détruire, et d'abord l'inconnu - pour élaborer progressivement une théorie des rapports qui unissent les phénomènes de masse à toutes les manifestations de la puissance.
Mais quel contemporain des guerres mondiales et des révolutions, des fascismes et du national-socialisme, ne sentira à quel point cette intuition nourrie de forte érudition anthropologique et psychanalytique s'enracine au plus intime, au plus charnel des bouleversements du siècle ?
TParti ´r la recherche des origines de la sociologie moderne, j'ai abouti, en fait, ´r une galerie de portraits intellectuels... Je me suis efforcé de saisir l'essentiel de la pensée de ces sociologues, sans méconnaître ce que nous considérons comme l'intention spécifique de la sociologie, sans oublier non plus que cette intention était inséparable, au siccle dernier, des conceptions philosophiques et d'un idéal politique.t Raymond Aron.
Il est des ouvrages qui, très vite, s'imposent comme des classiques contemporains. Depuis sa parution en 1985, cette Histoire politique de la religion est tenue pour telle. L'ouvrage comble, il est vrai, une grande lacune, depuis les travaux pionniers de Durkheim, Max Weber et Rudolf Otto, en rendant au sujet la place qu'il mérite. Car le religieux a modelé activement, et plus profondément qu'il n'y paraît, la réalité collective dans toutes les sociétés jusqu'à la nôtre, en particulier les formes politiques. Marcel Gauchet propose un renversement de perspective:on a voulu voir l'histoire des religions comme un développement; or la religion pure est au commencement. Ce que nous appelons «grandes religions» correspond, en fait, à autant d'étapes d'une mise en question du religieux dans sa rigueur primordiale. De ce point de vue, il faut mesurer la spécificité révolutionnaire du christianisme et son rôle à la racine du développement occidental. Marcel Gauchet caractérise le devenir des sociétés contemporaines, depuis l'essor des techniques jusqu'à l'enracinement des procédures démocratiques, comme un mouvement vers une société hors religion. Le monde d'aujourd'hui ne s'explique que par la sortie et l'inversion de l'ancienne économie religieuse. Sa particularité, c'est le désenchantement du monde.
Le livre d'Alain Roger essaie de combler un vide. En dépit de la prolifération des publications dont le paysage fait l'objet depuis une vingtaine d'années, nous manquons d'un véritable traité théorique et systématique. Aussi l'auteur s'attache-t-il à exposer, dans une langue accessible au plus large public, les principales questions que soulève, aujourd'hui, la notion, si maltraitée, de «paysage». On trouvera donc ici une histoire du paysage occidental - Campagne, Montagne, Mer -, ainsi qu'une réflexion sur les débats qui divisent actuellement les spécialistes : quels sont les rapports du paysage et de l'environnement ? Qu'en est-il de cette mort annoncée du paysage ? Quelle politique convient-il de mener dans ce domaine ? L'ouvrage est engagé. Il dit son refus de tous les conservatismes. Il se veut aussi ludique - le paysage peut-il être érotique ? - et, surtout, optimiste. L'hommage aux artistes qui, siècle après siècle, ont inventé nos paysages se double d'une confiance fervente en tous ceux qui poursuivront cette aventure esthétique, à condition que nous ne restions pas prisonniers d'une conception frileuse et patrimoniale du paysage.
Le droit d'être soi s'est affirmé, depuis les années 1970, comme une idée-force majeure, un puissant transformateur anthropologique. Il a bouleversé le rapport des individus à eux-mêmes, au genre, à la sexualité et à la famille, au travail et à l'art, à la politique et à la religion. Il a remodelé de fond en comble la façon d'être soi et de vivre en société, façonné une nouvelle condition subjective, enfanté une nouvelle phase de la civilisation des individus. Il a contribué à l'avènement du stade hypermoderne de l'état social démocratique-individualiste:il nous a fait changer de monde.Nous voici au moment où cet idéal est parvenu au zénith de son rayonnement social. Il s'agit désormais d'être soi dans la consommation courante, dans l'alimentation, les voyages, le vêtir, la décoration du chez-soi, les manières de communiquer. Plus aucun secteur n'échappe au fétichisme de l'authentique. Partout nous voulons du sens, du vrai, de la transparence, du naturel, de la sincérité, de la fidélité à soi-même. Nous vivons la phase de parachèvement historique de la culture d'authenticité.Est-elle capable de relever tous les défis de notre siècle anxieux? Rien n'est moins sûr.
Un petit livre pour un grand sujet:la spécificité de la littérature chinoise fondée sur une écriture idéographique, à la différence de toutes les écritures indo-européennes de la sphère occidentale où l'écriture est de type alphabétique.De notre côté donc, une écriture d'origine orale; de l'autre, une écriture oraculaire monopolisée à la fin du XIIe siècle avant notre ère par les spécialistes de la divination.Léon Vandermeersch en développe les conséquences et les transformations depuis celles qui découlent de Confucius et du confucianisme, puis de la conversion en logographie quand s'impose le bouddhisme, jusqu'à la révolution culturelle du 4 mai 1929 qui abolit la langue graphique et universalise l'écriture en langue parlée.
Un ouvrage à part, une oeuvre à part, un auteur à part.Daniel Fabre, ethnologue et anthropologue, était un homme d'une activité débordante, de curiosités sans frontières et d'une érudition insatiable. Il a laissé, en disparaissant brutalement en 2016, à soixante-huit ans, une oeuvre dispersée en une quantité d'articles et d'essais que sa soif d'enrichissement et de perfectionnement perpétuels condamnait à un éternel inachèvement.De cet ensemble foisonnant se détachent deux axes principaux. D'une part, l'«invisible initiation» à la maturité masculine, spécialement dans les sociétés paysannes et méditerranéennes. D'autre part, l'attention au statut de l'écrivain et de l'artiste, les formes et les pratiques de l'expression littéraire.Chacun de ces centres d'intérêt fera, dans cette collection, l'objet d'un ouvrage. Voici le premier avec une présentation de l'auteur par Pierre Nora.
Dans le sillage de la crise du libéralisme examinée dans le volume précédent, ce troisième volume est consacré à la crise totalitaire sur laquelle débouche la Grande Guerre. Il s'efforce d'en établir la signification dans l'histoire de la démocratie. Les totalitarismes ne se contentent pas, en effet, de combattre les démocraties «bourgeoises» comme si elles leur étaient étrangères, ils en procèdent. Ils leur lancent un défi qu'elles sont mises en demeure de relever. D'où ont-ils pu sortir? Au-delà des circonstances, ils ont partie liée avec des idéologies d'un genre nouveau, nées autour de 1900, à l'enseigne de la révolution et de la nation. Marcel Gauchet en retrace la genèse. Elles sont à comprendre, montre-t-il, comme des «religions séculières», c'est-à-dire des antireligions religieuses résultant d'une phase spécifique et périlleuse du processus de sortie de la religion. Le coeur de l'ouvrage est formé par la reconstitution des trois expériences qui méritent le nom de totalitaires au sens strict:le bolchevisme, le fascisme et le nazisme. L'accent est porté sur la dynamique qui les anime, voie royale pour en appréhender l'essence à partir de leurs contradictions intimes. Mais l'intérêt de la perspective est aussi d'éclairer par contraste les transformations profondes qu'a connues la démocratie. Les grandes réformes politiques et sociales d'après 1945 prennent tout leur sens en tant que réponses au défi totalitaire. Au vrai, la «démocratie libérale» telle que nous la connaissons aujourd'hui est issue de cet effort pour surmonter les failles dont se nourrissaient les refus totalitaires. Le XX? siècle n'a pas été seulement le théâtre de tragédies sans exemple. Il a été également le siège d'une réussite aussi méconnue que décisive qu'il n'est que temps de tirer de l'ombre.
à la différence des sociétés primitives ou traditionnelles, il n'y a plus d'échange symbolique au niveau des sociétés modernes, plus comme forme organisatrice.
C'est peut-être pourquoi le symbolique les hante comme leur propre mort, comme une exigence sans cesse barrée par la loi de la valeur. sans doute une certaine idée de la révolution depuis marx avait tenté de se frayer une voie à travers cette loi de la valeur, mais elle est depuis longtemps redevenue une révolution selon la loi. sans doute la psychanalyse tourne autour de cette hantise, mais elle la détourne en même temps en la circonscrivant dans un inconscient individuel, en la réduisant sous la loi du père, de la castration et du signifiant.
Toujours la loi.
Pourtant, au-delà de toutes les économies, politiques ou libidinales, se profile dès maintenant sous nos yeux le schéma d'un rapport social fondé sur l'extermination de la valeur, dont le modèle renvoie aux formations primitives, mais dont l'utopie radicale commence d'exploser lentement à tous les niveaux de notre société : c'est le schéma que tente d'analyser ce livre sur des registres aussi divers que le travail, la mode, le corps, la mort, le langage poétique.
Tous ces registres relèvent encore aujourd'hui de disciplines instituées qui sont ici ressaisies et analysées comme modèles de simulation. miroir de la réalité ou défi théorique ?
Réversibilité du don dans le contre-don, réversibilité de l'échange dans le sacrifice, réversibilité du temps dans le cycle, réversibilité de la production dans la destruction, réversibilité de la vie dans la mort, réversibilité de chaque terme et valeur de langue dans l'anagramme : une seule grande forme, la même dans tous ces domaines, celle qui met fin à la linéarité du temps, du langage, des échanges économiques et de l'accumulation du pouvoir.
Elle prend pour nous la forme de l'extermination et de la mort. c'est la forme même du symbolique.
Raymond Aron s'oppose ici au rationalisme scientiste comme au positivisme : «il faut comprendre l'histoire pour penser la destinée humaine», donc la philosophie de l'histoire est une introduction à la philosophie; «il n'y a pas de devenir humain sans une doctrine de l'homme», donc elle en est la conclusion.
Une génération après que la Révolution eut supprimé les privilèges aristocratiques, une nouvelle élite apparut dans la société française:les «artistes», dont le prestige était devenu tel qu'il leur permettait de s'égaler aux plus grands, malgré l'absence de naissance, de fortune, de pouvoir. En même temps s'imposait l'idée qu'ils formaient une seule catégorie mêlant, tous genres confondus, écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens. Et l'identité collective de cette catégorie inédite se définissait, avec la «bohème», par l'excentricité du hors normes:une élite en marge, donc. Cette situation paradoxale s'explique en partie par le statut institutionnel, économique, démographique, juridique, sémantique des activités artistiques, que reconstitue minutieusement Nathalie Heinich. Mais elle tient aussi à des facteurs de plus longue durée:les valeurs de sens commun, que révèle l'exploration des romans, des témoignages, des journaux, des correspondances. Car on ne comprendrait pas que cet étrange phénomène ait pu perdurer, s'imposant aujourd'hui plus que jamais, sans prendre en compte ces valeurs fondamentales que sont l'aspiration à l'égalité et la reconnaissance de l'excellence, la préséance du mérite et le droit au privilège. La singularité artiste offrirait-elle à notre société contemporaine, écartelée entre aristocratisme, égalitarisme et méritocratie, une solution de compromis à un élitisme acceptable par la démocratie?
«Le livre de François Jacob est la plus remarquable histoire de la biologie qui ait jamais été écrite. Elle invite aussi à un grand réapprentissage de la pensée.» Michel Foucault.