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C'est une Odyssée, mais sans point de départ ni d'arrivée. Zigzags aléatoires, de Pétersbourg à Zanzibar en passant par Bresk ou Brighton, mais assez précisément retracés pour qu'un géographe, même amateur, puisse en suivre l'itinéraire. Trains ou ferries, cacochymes guimbardes ou rutilantes petites reines, notre Ulysse moderne affronte sans ciller tsunamis, crues ou éruptions, effrontées sirènes ou vierges effarouchées, tant qu'il ne reste pas échoué sans un sou et le ventre vide. Car ce va-nu-pieds n'a rien d'un pur esprit, ni encore moins d'un esprit chagrin. Il ne se déplace pas non plus sans raison, car en perpétuelle quête de son Éden natal (un manoir breton figé sur sa presqu'île), même si la raison et l'orientation lui échappent parfois au hasard des fêtes, rencontres et autres malencontreux coups de foudre. Les voyages forment la jeunesse? Ici, ils déformeraient plutôt la vieillesse. Retraite paisible? Ses patrons en ont décidé autrement. Distants ectoplasmes, ils l'expédient au diable vauvert traverser Méditerranée, Manche et mer du Nord ou d'extrême nord, cornaquer colonies de vacances ou orchestres récalcitrants - quitte à affronter ours, lions ou éléphants abandonnés par leurs cirques et déboussolés par le réchauffement climatique. Notre vieux fils prodigue (il a honteusement dilapidé l'héritage légué par ses parents) a-t-il seulement un nom en propre? Ou bien n'aurait-il pas emprunté celui même du narrateur, que tout un chacun s'obstine à écorcher? De cette identité fragile, notre alter ego tire prétexte à un fragmentaire, méticuleux travail de mémoire. Le dialogue entretenu avec les morts, quoique souvent égayé par un comique franchement noir ou diablement facétieux, alimente ce récit-fleuve, plus réel que nature, qui déborde toutes les frontières répertoriées, qu'elles soient diurnes ou nocturnes. En remontent aux sources du rêve et de la mémoire, Bruno Krebs en ravive somptueusement les paysages et les blessures.
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Il faut certes de l'estomac au narrateur pour encaisser les virevoltes de ce voyage où tous l'embringuent, y compris lui-même au grand dam de lui-même. Il le pressent, le jure pourtant : ce sera le dernier - avant le prochain...
Comment faire, aussi, lorsqu'un amour, mais vrai tyran de père, et non seulement lui mais tous les membres d'une vaste famille ne cessent de trépasser et de ressusciter à leur guise ? Lorsque malgré toutes vos objurgations et toutes vos défilades, vos défunts employeurs ne cessent de vous renvoyer aux quatre coins du monde guider nouvelles, rétives colonies de vacances ? On serait nauséeux à moins.
Si le lecteur accepte de prendre cet aller simple pour un périple à tout jamais désarrimé du « réel », il verra du pays à peu de frais. Translaté, balloté sans frais ni hiatus de Brighton au nord de l'Écosse, de la Bretagne à Talinn (ou est-ce Vladivostok ?), il connaîtra les cataclysmes impromptus, les femmes fatales ou inespérées, les compagnons de vicissitude et l'intempestive parentèle qui tombent comme pluie en Angleterre sur le protagoniste - clochard céleste définitivement égaré dans le sillage d'une mémoire à éclipses. On croyait que le Styx laissait indemne et même invulnérable qui le traversait, qu'il empêchait les morts de hanter les vivants. Il a fallu la prose exacte et poétique de Bruno Krebs, son art du récit rhapsodique pour nous détromper.
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«32. Les étoiles s'éteignent (Turn Out the Stars), se rallument en cette féerie, ce feu d'artifices, comme si trop épaisse, insondable la nuit tant convoitée soudain le menaçait d'un vertige où mains et clavier se séparant le laisseraient lui pianiste s'évanouir en un silencieux trou noir. Peut-être faudrait-il interpréter ainsi son obstination, une semaine avant sa mort, à vouloir honorer cet engagement de huit soirées (puis à rajouter la neuvième, le lundi 8) au Keystone Korner de San Francisco. Aurores, fluorescentes poussières dispensées à pleines, vigoureuses brassées, il les laisse s'estomper, clignoter encore, puis mourir incandescentes à son rythme, son tempo. Comme on voit un accident se dérouler indéfiniment freiné, irrésistiblement emporté. Tout un monde, presque un siècle en quelques mesures - le tempo de son silence, où renaissent bien claires étoiles rouges et bleues, palpitant hors de portée, éclaboussant les limites repoussées de l'univers.»
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«En ce pays de collines bleues et grises leurs forêts leurs nuages également un pays bien reposant sous la pédale une descente finit toujours par s'amorcer un moment donné un instant de pause dans le grand vent qui chatouille les sapins qui éponge les nuages là-bas tout près pays froid mais pas glacial désert peut-être pas complètement où rien absolument rien n'oblige à s'arrêter ni spécialement à continuer»
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«je ne cherchais pas la neige ni Argenteuil une fête ses brasseries illuminées m'ont entraîné en joyeuse compagnie puis le froid dehors les uns les autres s'égaillant je crois qu'on a mangé de la choucroute et bu du vin blanc Argenteuil peut-être aurait-il fallu prendre un taxi mais rues très froides et désertes je suis sans doute plus loin d'Enghien que je ne l'aurais imaginé et puis d'ailleurs quoi faire à Enghien sauf fleurir son cimetière»
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« Ce petit recueil se déploie en deux volets :
Dans les prairies d'asphodèles puise aux sources de l'onirisme et de l'enfance, à travers une prose délibérément concise ;
Jours, à l'inverse, explore une forme élégiaque pour traduire des visions très concrètes - enchaînant atmosphères urbaines, puis bucoliques.
Mais une même déchirure baigne ces textes conçus comme une « lamentation », rédigés en hiver ou au printemps, aux tables de cafés parisiens. Même cheminement quotidien, vers la lumière et la libération. Même omniprésence de la nature, qui impose son souffle anesthésiant à la douleur - et plie l'écriture au chant des mots.
Je n'avais jamais vu d'asphodèles quand j'ai rédigé ces textes. Homère les mentionne à la fin de l'Odyssée, évoquant le monde des ténèbres. Puis mon père (peintre) me les a dessinées, sur un bout de papier, avant de me les montrer en mai, sur les pentes de sa colline, parmi les pierrailles, les genévriers et les chênes nains. Je ne les voyais pas si fragiles, si simples et délicates.
Ces textes annoncent un orage, un orage de folie, d'égarement, où j'ai failli perdre la vie, d'abord, puis la revanche, ces textes ont exercé une influence considérable sur une prose d'abord sèche et minérale pour la faire évoluer vers une écriture plus souple et plus attentive au chant des mots et des phrases. En ce sens, ces poèmes marquent à la fois une rupture, un retour en arrière et une ouverture. » (BRUNO KREBS) « L'art de Krebs et de son écriture très souple, le plus souvent fluide mais variée dans ses régimes, et toujours extrêmement précise dans le détail, consiste à rendre poreuse la frontière entre vrai et rêve, mémoire et présent, monde intérieur et extérieur... Mais sans rupture, sans brusquerie ni confusion, plutôt une sorte de glissement dans un espace continu : on se retrouve sans s'en rendre compte très loin du point de départ, ou bien à l'inverse, mais toujours avec douceur et sans bien comprendre comment, on est ramené à ce même point : le vrai d'une vie. Et l'écriture devient comme un pont jeté entre l'intime et l'autre. » (ANTOINE EMAZ) raison. Plus anciens que leur seule date, ils puisent dans une adolescence bouleversée, renouent avec ses amours, Rimbaud pour commencer, et une écriture strictement poétique depuis longtemps abandonnée.
La souffrance, quand elle ne trouve pas d'autre exutoire, il ne lui reste plus que la poésie. Car j'ai souvent fait cette expérience, qu'au pire de la vie, c'est bien la beauté de la nature qui s'impose comme l'expression la plus parfaite, la plus concise d'une douleur.
Je n'ai plus, depuis, écrit de véritables « poèmes ».
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«À la tombée de la nuit enfin je suis arrivé. Mais Orléans, cette gare ne la reconnais pas. Un grand bâtiment parfaitement dépeuplé - sauf une femme de ménage qui m'a dit non - pas cet escalier-là, il faut traverser le grand hall, pour sortir. Sortir maintenant je le voudrais bien. Mais avec la nuit, et la brume, il me semble que de cette gare vide je ne surplombe que le vide : pas même un escalier, ni la moindre pente praticable. Rien que le vide, un gouffre béant, parfaitement à pic, où flotte le brouillard dans la nuit.» Orléans-gare.
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«Hier j'ai accouché dans la vase. Deux batraciens, jumeaux ou jumelles. Pour l'instant, je leur attribue le sexe masculin, plus neutre. J'ai d'autres choses à penser que leur sexe, d'ailleurs. Je ne suis pas tout à fait remis. Il faisait froid, les premières douleurs m'ont pris au crépuscule. J'ai dû me presser pour remonter vers le rivage. Pas tout à fait sec, mais qu'au moins elles aient la tête hors de l'eau. Tiens je les féminise maintenant, mes batraciennes. Leur regard peut-être, la façon dont elles me fixent, légèrement de côté, palmes agrippées au rocher.»
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«Très tôt je suis tombé. J'ai fait une chute. Libre. Je battais l'air de mes bras, mes jambes pliaient, s'écartelaient, se désarticulaient. Du caoutchouc. Ma tête s'arrachait dans tous les sens. Comme un torrent, glacial le vent me rentrait dans la gorge et les poumons. Mes dents, mes cheveux, mes ongles, toutes mes extrémités tentaient de fuir mon corps en perdition. Ma veste se rabattait en capuchon sur mon visage, mes deux mocassins et une chaussette avaient volé, mon poing crispé, mon genou parfois percutaient mon nez, ou une arcade sourcilière, l'un et l'autre ensanglantés. J'ai eu de la chance.»
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L'île blanche
Bruno Krebs, Monique Tello, Marc Wetzel
- L'Atelier Contemporain
- 3 Février 2015
- 9791092444025
Dans ces plus de deux cents pages de vers libres aériens, le lecteur circulera avec aisance entre monde des morts et des vivants, squelettes encore verts et lles bien en chair, monde du rêve et de l'éveil, fantaisie burlesque et cauchemar. Avec le narrateur, il traverse le temps vécu, tout à tour familial et mondain ; marche, danse, court, nage, vole presque : « La brise gone mon pantalon je marche en suspension ». Mais ici l'on aime aussi et tue, poursuit et fuit, en bateau, vélo, car, ou train ; dialoguant au passage avec divers autres pittoresques auxquels on s'adresse, répond, qui s'apitoient, qu'on écoute ou réprimande. Et l'on slalome de ligne en ligne comme au long d'une partition musicale, dirigé vers le ciel pur du Nord et ses « marbrures roses écharpées de nuées » ; même si « je n'imaginais pas le nord si loin ».
Mais attention, tout ce qui est dit ici a été vécu ou rêvé : un vrai poète n'invente rien. Prenez donc votre soufe pour suivre ce nouveau Monsieur K pressé de nos temps post-modernes accélérés. Il étourdit et ravit par le rythme free jazz de sa course alerte, et par la familiarité vive de ses notations, qui piétine avec jubilation toute pompe désuète pseudo-poétique.
Âmes compassées s'abstenir : ce récit est un courant d'air, mi-blizzard mi-sirocco, qui saisit en raccourci, à partir du chatoiement de ses péripéties propres, l'errance et la quête de tout un chacun, rappelé, avec un sourire poli mais exigeant, à revenir d'urgence à lui-même.
Dessins de Monique Tello Prière d'insérer de Marc Wetzel
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PROBLEMES POLITIQUES ET SOCIAUX n.910 : le renouveau des musées
Anne Krebs, Bruno Maresca
- Documentation Française
- Problemes Politiques Et Sociaux
- 21 Avril 2005
- 3303332109104
Depuis une trentaine d'années, les musées ont connu une transformation profonde : comment est- on donc passé du musée traditionnel, parvenu jusqu'à nous sans grande transformation depuis le XIXe siècle, au musée « événement », issu progressivement du mouvement des grandes expositions à succès des années 1960 ? Pour les collectivités territoriales, la question des musées s'inscrit dans le contexte particulier des politiques culturelles locales, qui s'appuient sur un réseau d'acteurs partiellement distinct du niveau national, sur des orientations et des valeurs marquées par la territorialisation, et qui se développent dans le double cadre de la décentralisation et de la déconcentration. Transformations architecturales ou muséographiques, accroissement des coûts, essor du marché de l'art, autant de facteurs qui obligent l'institution muséale à envisager la dimension économique de son activité et à adopter de nouvelles démarches de management. Les lois les plus récentes favorisent le mécénat ou l'initiative privée. Dans le même temps, les très grands musées, devenus de véritables entreprises, bénéficient d'une autonomie renforcée et déploient leurs activités hors les murs, vers Lens, Bilbao, Atlanta ou Hong-Kong... Dans cette évolution, les nouveaux liens entre musées et publics apparaissent comme l'un des éléments déterminants, ouvrant sur les questions fondamentales de la démocratisation et relançant la réflexion sur les stratégies tarifaires.