Il arrive que sous les traits rassurants du personnage de roman vienne se dissimuler un monstre, et tout l'univers fictionnel bascule alors dans l'orbite de la figure. La figure est cette puissance du faux, cette illusion de personnage, qui circule dans le roman et ouvre une brèche par où font irruption de grandes forces inhumaines. Si les personnages, et le regard qu'ils posent sur le monde, permettent à la littérature de s'écrire à la mesure de l'homme, la figure est le principe dévastateur qui lui ouvre l'envers du monde humain. Entièrement vouée à l'absence d'âme et au néant, la figure ne saurait faire l'objet d'une théorie positive; son approche sera nécessairement l'occasion d'une lecture critique, rendant compte de son impact sur les oeuvres romanesques où elle se manifeste. L'analyse de l'émergence de la figure dans le roman moderne permettra de rapprocher l'Occident et l'Afrique, également concernés par le souci d'écrire cette inhumanité qui a si fortement hanté le XXe siècle.
Comment la littérature figure-t-elle les terroristes ? L'ère du terrorisme global dans laquelle nous sommes entrés a mis en scène de redoutables figures publiques dont le potentiel de fascination reste à interroger.
On pourrait multiplier les exemples d'auteurs issus aussi bien de ce qu'Achille Mbembe appelle la postcolonie que des anciennes puissances coloniales, posant directement la question du terrorisme dans leurs oeuvres. Comment interroger la figure du terroriste dans l'histoire coloniale et postcoloniale ? Quels usages sont faits d'une telle figure ? Pour servir quels états d'urgence ? Comment traite-t-on cette menace absolue, potentiellement dissimulée sous les traits du colonisé ou du migrant, depuis les conquêtes coloniales jusqu'à nos jours ? Le fait-on de la même façon ici et là ?
Parce que la controverse, notamment juridique, sur la définition du terrorisme reste ouverte, et que l'accusation de terrorisme est toujours réversible, la question des modalités de figuration du terroriste est importante. La lecture des textes littéraires est susceptible de nous aider à comprendre ces processus, qui semblent échapper aux définitions traditionnelles du personnage.
Ce livre est un hommage à Alain Ricard dont les recherches, menées à la croisée de l'anthropologie culturelle, des sciences de la communication et de la littérature comparée, ont été d'un apport considérable pour une meilleure connaissance des dynamiques littéraires et artistiques sur le continent africain. La prise en compte des pratiques textuelles en Afrique est indispensable pour comprendre le phénomène littéraire. La science des textes, telle qu'Alain Ricard l'a pratiquée, passe par un travail de terrain qui permet de prendre la mesure de la vie littéraire du continent et de l'impact des littératures sur les réalités sociales et humaines. C'est en particulier le sens du combat qu'il a engagé pour faire reconnaître les littératures en langues africaines.
En situant son travail à l'échelle du continent, Alain Ricard a attiré l'attention sur l'importance de la spatialité de l'Afrique. L'identification d'épicentres littéraires (Ibadan, Lomé...), d'axes de transferts culturels, de lieux de mémoire, etc., ouvre toute une géographie littéraire encore à mettre en oeuvre. La science des textes est également une science de l'homme pour Alain Ricard, qui a interrogé l'acte créateur à travers la figure d'écrivains singuliers comme Félix Couchoro, Wole Soyinka ou Ebrahim Hussein. Il a su montrer comment, en jouant avec de multiples contraintes, dans le cadre d'une littérature « hors champ », de nombreux auteurs africains ont trouvé les voies de la création, de façon souvent remarquablement inventive.
Ce volume examine les voies ouvertes par la littérature depuis le XVIIIe siècle pour « décen- trer le cosmopolitisme » en dépassant la tradition élitiste et européenne dans laquelle on l'inscrit habituellement et en mettant l'accent sur sa dimension politique et sociale. On y trouvera donc des réflexions consacrées à des lieux, des oeuvres, et des pratiques qui ressaisissent la visée critique voire émancipatrice du cosmopolitisme, mais aussi à des écrivains, des essayistes, des journalistes et des voyageurs, venus d'espaces culturels divers, qui ne se sont pas limités à parcourir le monde pour dire qu'ils s'en sentaient les citoyens, mais qui se sont aussi intéressés à ses marges culturelles et sociales. Ce qui apparaît ici, c'est un cosmopolitisme pluriel et « d'en bas » que la littérature reconfi- gure, parfois en lui donnant des lettres de noblesse paradoxale.
La notion de modernité est communément associée à l'occident. Pourtant, si l'on en juge par la diversité des expressions de la modernité littéraire en Occident, il semble bien qu'il y ait des modernités occidentales, parallèles ou en concurrence. Au-delà de l'analyse de la diversité des modernités en Occident, ce volume élargit le questionnement : les modernités littéraires sont-elles essentiellement occidentales et se sont-elles diffusées hors d'Occident ? Nombreuses sont les approches qui remettent aujourd'hui en question une telle perspective occidentalo-centrée.