Que veut dire être gayfriendly ? Avoir des amis gais ? Soutenir. le "mariage pour tous" ? Envisager sans effroi que sa fille devienne lesbienne ? Sortir dans des bars gais et même renouveler ses propres pratiques sexuelles ? Il n'y a pas de "bonne" gayfriendliness, mais des attitudes différentes, en France et aux Etats-Unis, variables selon les âges, le sexe et les parcours de vie. L'acceptation de l'homosexualité, qui progresse indéniablement, n'est pas non plus réservée aux plus riches : ces derniers l'ont plutôt intégrée au sein d'une morale de classe qui leur permet de se distinguer des pauvres, des habitants des banlieues ou encore des populations racisées. Interviewer des hétérosexuels de milieu aisé montre que, dans des espaces de tolérance et de mixité comme le Marais à Paris et Park Slope à Brooklyn, le contrôle n'a pas disparu : la sympathie s'exprime avant tout en direction de gays et de lesbiennes de même statut socioéconomique, qui manifestent leur envie de couple et de famille, et mettent en sourdine tout autre revendication. La gayfriendliness a donc fait reculer la violence et les discriminations ; elle accompagne aussi l'invention, par les femmes surtout, de modes de vie moins conventionnels. Pourtant, si elle a mis fin à certains préjugés, elle ne s'est pas encore complètement affranchie de ce qui reste un élément structurant de nos sociétés : la domination hétérosexuelle.
En 2005, une habitante de Boston, aux Etats-Unis, se plaint auprès d'une association de quartier : sur une des artères commerçantes, juste à côté d'un restaurant réputé pour ses fabuleux brunchs dominicaux, stationnent, en fumant, d'anciens toxicomanes logés dans un foyer de réinsertion.
Une négociation s'ensuit, et les liens établis de longue date entre les propriétaires blancs et les associations caritatives, très nombreuses dans cet ancien quartier populaire, permettent de régler l'affaire. De nouvelles règles sont imposées aux résidents du foyer. Ils n'auront désormais plus le droit de stationner regroupés sur les trottoirs. Ils sont invités à marcher quand ils fument. Cet exemple illustre les formes de contrôle que les résidents les plus fortunés savent mettre en oeuvre dans l'espace urbain.
Les avocats, les cadres dirigeants, les médecins et les consultants qui habitent ce quartier progressivement embourgeoisé depuis les années 1960 sont parvenus, en se mobilisant, à contrôler les espaces publics et les populations les plus « indésirables », et à surveiller avec vigilance les projets immobiliers et les activités commerciales. C'est pourtant une partie de ces mêmes résidents qui ont défendu l'aménagement, dans la même rue, de logements semi collectifs pour des sans-logis.
Face à une opposition virulente, un groupe de propriétaires se sont battus pour ce projet, au nom d'une « diversité » qu'ils brandissent comme un étendard. L'ouvrage proposé analyse transformations qui traversent les élites depuis les années 1960 et apporte ainsi un éclairage nouveau sur le fonctionnement de la distinction sociale. Pour cela, il part d'une enquête dans un quartier populaire d'une grande ville de la côte Est des Etats-Unis : naguère l'un des plus stigmatisés de la ville, peuplé de bars tenus par la mafia, d'hôtels meublés occupés par des immigrés venus du monde entier, de prostituées, et de résidents noirs formant près de la moitié de la population, il est aujourd'hui un quartier branché, vanté pour son architecture et la vie artistique qui fleurit dans les friches industrielles réhabilitées.
Cette enquête montre que, loin d'annuler les distances sociales, les migrations des résidents fortunés dans les centres-villes dégradés les reconduisent et parfois les exacerbent : mise à distance des plus démunis, création d'espaces exclusifs, marquage du territoire par de nouveaux commerces et styles de vie... L'espace urbain est bien, de ce point de vue, un des sites privilégiés d'observation des inégalités, et des stratégies qui alimentent la reproduction sociale.