Chaque siècle a besoin d'une Comédie humaine. Celle du XX? nous a été donnée par Marcel Proust. Sa vie a coïncidé avec la meilleure époque de la III? République et avec les sources du monde contemporain. Il a observé le remplacement d'une société de cour par une société des élites, et la permanence d'un peuple chargé d'histoire.C'est le regard de Proust sur ce monde extérieur changeant que nous avons voulu analyser. Si le monde intérieur de l'auteur, avec sa sensibilité et ses passions, nous est bien connu, s'épanouissent également dans son oeuvre une sociologie, une géographie et une histoire, chacune de ces disciplines se proposant de rendre compte du monde tel qu'il a été, tel qu'il est. En creux se dessine alors un portrait renouvelé d'un auteur tout à fait dans son siècle.Quelle surprise de voir Proust, parfois injustement décrit comme un peintre du passé, si sensible à certains aspects de la vie collective moderne! Observateur avisé de ses contemporains, il intervient volontiers dans les débats de l'époque (génocide arménien, affaire Dreyfus, séparation de l'Église et de l'État), tout autant qu'il fait preuve d'un grand intérêt pour les progrès techniques nombreux (téléphone, aviation). Homme social évoquant ses fréquentations, boursicoteur peu capable de gérer sa fortune, géographe de Paris et de la province, Proust se dévoile de façon inédite, parfois malgré lui.Voici donc un parcours à travers un autre monde, et à la découverte d'un autre Proust.
« Leurs yeux se rencontrèrent » : ces scènes de première rencontre qui font la force des grands romans, de Madame Bovary, de La chartreuse de Parme, surgissent aussi entre les livres et nous. On m'a souvent demandé : « Comment avez-vous connu Proust ? » comme si j'avais pu l'aborder (ce que je n'aurais jamais osé faire), comme si j'avais été un témoin privilégié de sa vie, comme s'il avait été un de ses amis dont on écrit l'histoire. Ami, on l'est peut-être plus quand on ne connaît que l'oeuvre que lorsqu'on ne connaît que l'homme.
Ce recueil rassemble dix ans de critique proustienne. Le hasard des commandes, ou des envies, dessine « à l'horizon peut-être, une constellation ». C'est l'occasion de développer des thèmes, de Pompéi aux jardins, des contemporains à peine entrevus, Romain Rolland, une voisine du boulevard Haussmann, un prince monégasque, de reparler des personnages du roman. Des promenades, des variations, des découvertes : une photo inconnue et qui bouleverse notre connaissance de la biographie, une lettre inédite et mystérieuse.
Le premier volume du cycle de la « Petite Histoire », passion de mon enfance, portait le titre de Napoléon, croquis de l'épopée. C'est ce que je propose ici, à propos de Proust, parce que l'écriture de la Recherche et le livre lui-même en furent bien une : des croquis de l'épopée.
J.-Y. T.
La création romanesque de Proust, écrit l'auteur, s'appuie sur deux formes essentielles, le je et le Temps. La première unifie les perspectives du récit, soumet les héros à un point de vue central; la seconde contrôle le déroulement du roman, l'histoire de la vocation du narrateur et la vie des personnages. ce sont les deux formes de la sensibilité du romancier, son esthétique transcendantale.C'est ainsi que se succèdent, dans une composition savante qui n'est pas sans évoquer le roman proustien, le côté du je - des problèmes du narrateur à la peinture des personnages - et le côté du Temps - de l'étude du romanesque à celle des techniques du récit - , tandis qu'une analyse charnière concerne l'architecture de l'oeuvre, le je reconstruisant le Temps pour qu'il soit ainsi comme l'espace d'un mouvement, et qu'une analyse finale, «¿Du roman des lois au roman poétique», montre comment, de la phrase jusqu'au récit, une même figure, celle de la métaphore, confère à l'oeuvre une forme, la forme de sa forme, qui est aussi un rythme.L'ambition de cette étude, calquée par méthode, non par mimétisme, sur son objet, ne se borne pas au dénombrement savant, à la classification érudite, au simple répertoire des effets et de leurs causes. Il s'agit ici d'une vaste réinterprétation de la Recherche, considérée - enfin! - comme un roman.
« "Je veux écrire mon songe musical", dit Debussy en 1911.
On peut rêver en musique, ou de la musique. Y a-t-il une musique onirique ? Celle des fantaisies, des ballades, des rapsodies pour clarinette ou saxophone, celle de Jeux, du Prélude à l'après-midi d'un faune ? Celle qui échappe à l'ordre non plus de la raison verbale, mais de la raison musicale, des développements codifiés ? Celle des alliances inattendues et de la surprise ? Le portamento, le rubato seraient autant de libertés rêveuses dans l'interprétation, tout comme les prolongements de la pédale. Et le silence : ce qui est resté de songe au fond de la flûte du faune. »
Jean-Yves Tadié.
«Enfant, le suis-je resté moi-même, pour écrire sur cet auteur que j'avais lu en entier entre dix et treize ans ? Je me sens par la mémoire, l'imagination, la joie ou la souffrance, contemporain de tous les âges de ma vie. Il suffit de retourner dans notre sous-marin intérieur, de faire entrer l'eau du passé dans les ballasts, et nous revoici à contempler par les hublots les profondeurs du temps. Proust reclus dans sa chambre, Cocteau l'avait comparé à juste titre au capitaine Nemo, enfermé dans son Nautilus. Comme lui, il régnait sur le monde, et les eaux de l'océan figurent celles où s'enfonce la pensée. Je sens un «allons plus loin», écrivait Proust, qui ne s'arrêtait que, comme le Nautilus, lorsqu'il avait touché le fond. C'est alors qu'on jette l'ancre, but du voyageur, qui orne les trois plus gros et plus beaux volumes de la collection Hetzel. C'est alors qu'on songe au phare, qui éclaire tous les autres tomes, rêves des collectionneurs, des spéculateurs et des vieux enfants.» Jean-Yves Tadié.
Spécialiste reconnu de Proust, mais aussi admirateur passionné d'Alexandre Dumas et de Jules Verne, amateur de musique en général et d'opéra en particulier, cinéphile de longue date, grand lecteur, grand voyageur, Jean-Yves Tadié n'a cessé d'écrire depuis ses vingt ans. Cet ensemble constitue une véritable autobiographie intellectuelle d'un homme curieux de tout, qui réussit à concilier en sa personne et sous sa plume ces trois figures souvent adverses que sont l'universitaire, l'écrivain et le critique. On lira ici des études sur Dumas et Proust, qui se complètent et se ressemblent par l'attrait des grandes sagas, du romanesque et du temps. D'autres essais s'interrogent sur les rapports entre littérature et musique. D'autres enfin n'ont pour but que de montrer l'évolution des goûts de l'auteur, pour qui la critique est moins une science qu'un art, de 1960 à nos jours.
Pourquoi une nouvelle biographie de Proust ? Autant demander à un peintre pourquoi de nouveaux portraits. Un moment arrive où l'on croit pouvoir faire la synthèse des travaux existants, en rejetant ce qui paraît non vérifiable, en tenant compte des découvertes nouvelles, et surtout de ce que le travail d'éditeur permet seul de connaître, l'histoire des manuscrits, celle de l'oeuvre à mesure qu'elle s'écrit : la véritable biographie d'un écrivain, d'un artiste, est celle de son oeuvre.Il s'agit de montrer en quoi l'individu est d'abord un type : l'enfant d'une famille bourgeoise, l'élève de Condorcet, celui de Sciences-Po, l'asthmatique, le «jeune poète» qui envoie plus de lettres qu'il n'en reçoit, le curiste aux bains de mer. Qu'est-ce qu'être écrivain en 1890, ou homosexuel, ou malade, ou médecin ?Puis vient le moment où le grand artiste cesse d'être un type et, irrémédiablement différent, échappe à l'histoire et aux structures.Il y a dans cet ouvrage tout ce qu'on peut savoir de Proust, tout ce qu'il est utile de savoir pour comprendre sa personne et son oeuvre, non les infinis détails de vingt et un volumes de lettres.La biographie d'un grand écrivain n'est pas celle d'un homme du monde, ou d'un pervers, ou d'un malade : c'est celle d'un homme qui tire sa grandeur de ce qu'il écrit, parce qu'il lui a tout sacrifié.
Aujourd'hui, en littérature, tout est roman. Autobiographie, récit poétique, essai : le roman les englobe tous. S'il est actuellement le genre dominant, c'est qu'au XXe siècle il a renouvelé son langage et ses formes, en empruntant des voies divergentes, allant de la synthèse encyclopédique à l'éclatement, de l'air pur des grands sommets aux secrets du laboratoire de recherche. C'est ce langage qui est examiné dans cet essai. En classant par grands concepts les différents aspects du roman, les oeuvres apparaissent comme l'illustration d'une description générale : une vision du monde.
Loin de tout palmarès, sont présents ici moins des oeuvres ou des auteurs que des problèmes : comment, de 1900 à nos jours, le roman met en question l'Histoire, la société mais aussi la tradition littéraire ; les manières de penser le roman comme les manières dont pensent les romanciers dans le roman. En mettant au jour les structures romanesques qui demeurent, s'écrit ici une histoire du roman d'aujourd'hui qui est encore celle d'hier et déjà celle de demain.