Dans une ville d'eaux allemande se croisent aristocrates et aventuriers venus de toute l'Europe, dont une famille de Russes désargentés, prise dans des querelles d'héritage, qui espère se refaire grâce à la roulette. Le héros, lui, commence à jouer par amour, pour sauver une jeune fille d'une dette qui l'écrase. Bientôt, il cède au vertige du casino et se perd dans le jeu... Ce roman exprime toute l'obsession morbide du joueur qui, comme le montrera Freud, se punit lui-même d'une irrationnelle culpabilité en jouant et rejouant toujours. Rédigé en même temps que Crime et Châtiment, Le Joueur est une superbe variation sur le vice et la punition.
Raskolnikov, jeune étudiant vivant dans la misère, assassine sa logeuse à coups de hache. C'est le point de départ de Crime et châtiment, chef-d'oeuvre paru en 1866, inspiré des quatre années que Dostoïevski passa au bagne en Sibérie. Révolté par la misère, l'alcoolisme et la corruption qui sévissent alors en Russie, l'auteur tire de cette pourriture une oeuvre immortelle. Raskolnikov, ambitieux et solitaire, rejette la morale collective, transgresse les lois de la société, et se rêve en nouveau Napoléon. Pour lui, le monde se divise en deux catégories : les êtres ordinaires et les êtres exceptionnels ; à ces derniers, tout est permis ; alors oui, son crime, comme ceux de Napoléon, sera justifié par l'Histoire. Plongeant dans les ténèbres de l'âme humaine, disséquant la morale, analysant les rouages de la violence, Dostoïevski décrit la déchéance d'un homme, poussé dans ses retranchements par la cruauté du monde.
Dmitri, Ivan et Alexeï, trois êtres que tout sépare, partagent un même père, et avec lui une honte indicible : honte de l'origine, de la naissance... Honte d'exister, qui précipite Dimitri dans l'alcool et les excès de son père et assigne Ivan à une résignation désabusée. Alors que la propagation de l'athéisme plonge le peuple russe dans un doute existentiel, Fiodor Pavlovich, le père de la fratrie, incarne ce désarroi d'une dévotion en souffrance d'idole. Condamné à une existence au second degré, il s'affirme comme une parodie de lui-même. La disparition de Dieu n'a balayé ni la peine ni la culpabilité, mais laissé insatiable la faim d'être pardonné : faute de rédemption, Fiodor mène l'existence dérisoire d'un bouffon et ne récolte que la haine de ses fils. Seul le cadet Alexeï ouvre, confiant, le chemin vers une existence vivable, en opposant au règne généralisé de la honte la ferveur de l'homme simple. Exprimant les craintes ineffables qui nous agitent, Dostoïevski trouve une ultime consolation dans la fièvre des mots échangés et l'ivresse dangereuse des aveux murmurés.
«Il y a lieu de croire que Rogojine éprouva cette brusque sensation d'épouvante ; venant s'ajouter à tant d'autres émotions, elle l'immobilisa sur place et sauva le prince du coup de couteau qui allait inévitablement s'abattre sur lui. Rogojine n'avait pas eu le temps de se rendre compte de l'attaque qui terrassait son adversaire. Mais, ayant vu celui-ci chanceler et tomber soudainement à la renverse dans l'escalier, la nuque portant contre une marche de pierre, il était descendu quatre à quatre en évitant le corps étendu et s'était enfui de l'hôtel presque comme un fou.»
Un jeune homme, rêveur et solitaire, déambule dans les rues de SaintPétersbourg pour tromper son ennui. Croisant une jeune femme en pleurs, il dépasse sa timidité pour l'aborder. Les deux jeunes gens font connaissance et se lient au gré de leurs rencontres, nuit après nuit. Le jeune homme tombe immédiatement sous le charme de la belle Nastienka qui semble voir en lui un simple confident, capable de l'aider à reconquérir l'homme dont elle est éperdument amoureuse. Peut-il malgré tout espérer lui faire oublier son chagrin d'amour ?
Dostoïevski nous plonge dans la magie des nuits blanches de SaintPétersbourg pour conter l'histoire d' une flamme naissante.
Dostoïevski écrit Les Démons en riposte à un péril, celui d'un attentat anarchiste, et en soutien à celui qui deviendra le tsar Alexandre III. Il dépeint un monde où les nobles s'affrontent, laissant le champ libre à leurs ennemis, les socialistes, qui s'installeront durablement au sein de la nouvelle génération.À partir de 1871, d'abord en roman-feuilleton, Dostoïevski met en scène un monde immense et, à travers la voix de son narrateur, donne vie à une impressionnante galerie de personnages. La multiplicité des rebondissements crée un suspense permanent, captivant. Si simples en apparence, les intrigues sont en réalité complexes et profondes. Sous ses allures de pamphlet prophétique, ce roman en dit beaucoup sur son époque, et plus encore sur la vision que l'auteur a de son pays.
«Le héros de notre récit entra tout hagard dans son logement ; sans quitter ni manteau ni chapeau, il traversa le couloir et, comme frappé de la foudre, s'arrêta sur le seuil de sa chambre. L'inconnu était assis devant lui, en manteau et chapeau lui aussi, sur son propre lit, souriant légèrement, et, clignant un peu des yeux, il le saluait amicalement de la tête. M. Goliadkine voulut crier mais ne put et il se laissa tomber sur une chaise presque évanoui d'épouvante. Et à vrai dire il y avait de quoi. M. Goliadkine avait tout à fait reconnu son nocturne compagnon. Son nocturne compagnon n'était autre que lui-même, M. Goliadkine lui-même, un autre M. Goliadkine, mais tout à fait identique à lui-même ; en un mot ce qui s'appelle son double sous tous les rapports...»
La maison des morts, c'est le bagne de Sibérie où Dostoïevski a purgé comme condamné politique une peine de quatre années de travaux forcés et de six ans de «service militaire». Mais la maison des morts, c'est aussi le Goulag. La Russie de Dostoïevski est déjà celle de Staline, de Beria, de Vychinski, des grands procès où les accusés rivalisent devant leurs procureurs de contrition et d'aveux. Comme l'écrit Claude Roy, «la Russie d'hier et la Russie moderne sont exemplaires dans la science du châtiment sur deux points essentiels. Elles ont poussé plus avant peut-être qu'aucun peuple l'art de donner aux tortionnaires cette paix de l'esprit que procure la bonne conscience. Elles ont su simultanément contraindre un nombre important de leurs victimes, non seulement à subir sans révolte les épreuves infligées, mais à donner à leurs tourmenteurs un total acquiescement.»
Les Pauvres Gens est le premier roman publié par Dostoïevski, celui qui le rendit d'emblée célèbre. Il a raconté comment l'idée lui en était venue : en se promenant un soir d'hiver dans Pétersbourg. Toute la ville lui apparut comme une rêverie fantastique. «C'est alors que m'apparut une autre histoire, dans quelque coin sombre, un coeur de conseiller titulaire, honnête et pur, candide et dévoué à ses chefs, et avec lui, une jeune fille, offensée et triste, et leur émouvante histoire me déchira le coeur.»Toute la littérature du XX? siècle est dans la dernière phrase : «Vous savez, je ne sais même plus ce que j'écris, je ne sais plus rien, je ne me relis même pas, je ne me corrige pas. J'écris seulement pour écrire, pour m'entretenir avec vous un peu plus longtemps...»
Veltchaninov, «beau gaillard» de quarante ans, autrefois mondain et charmeur, sombre dans le spleen. L'été arrive et c'est décidé : il restera, seul, à Saint-Pétersbourg. Mais voilà que son passé refait surface : un ancien ami vient lui annoncer la mort de sa femme, dont il fut l'amant. Simple courtoisie, ou le mari soupçonne-t-il leur ancienne relation ? Et qui est cette petite fille qui l'accompagne ? Celle du mari ou celle de l'amant ? Le doute, la rage et l'angoisse s'emparent de Veltchaninov face à un adversaire aussi imprévisible que pervers, «pauvre bouffon ivre» et «trop intelligent» en même temps. Alors, quand ce dernier parle de se remarier, tout paraît possible... Chef-d'oeuvre à la construction narrative d'une efficacité redoutable, ce court roman se donne à lire comme une introduction à l'univers de Dostoïevski et aux thèmes qui lui sont chers : relation entre amour et haine, sentiment de culpabilité, thème du double, manipulation psychologique.
Des cinq grands romans de Dostoïevski, L'Adolescent est l'avant-dernier, et aussi le moins connu. Il a pourtant un magnifique sujet, un foisonnement de thèmes, une technique romanesque solide. Le sujet : le passage d'un jeune homme ambitieux, malheureux, avide, à l'âge adulte, et le conflit entre père et fils. Les thèmes : l'enfant sans bonheur, l'homme fort, l'argent, l'Occident, l'avenir de la Russie, le socialisme, la société future, le mouvement révolutionnaire, et même, sous la forme du père adoptif du héros, le saint des temps modernes : la foi remporte une victoire sur tous les désordres de la pensée. On reconnaît là tout l'univers de Dostoïevski. La technique est celle du roman d'aventures, du roman policier d'Alexandre Dumas ou d'Eugène Sue. L'Adolescent devrait donc connaître une résurrection, et retrouver sa place parmi les plus grands.
Le premier grand roman (1861) de Dostoïevski, alors âgé de quarante ans, écrit à son retour de Sibérie. Il a eu, depuis sa parution, plus de lecteurs que L'Idiot. Publié en feuilleton, c'est un roman d'aventures sentimental et social à la manière d'Eugène Sue et de Dickens. La société de Saint-Pétersbourg est vue comme par Balzac, les femmes ressemblent à des héroïnes de George Sand. Le romanesque est fortement ancré dans la vie de l'écrivain, qui se fond dans la vie de Saint-Pétersbourg telle qu'il la connaît. Il y explore la misère humaine avec une curiosité passionnée doublée de révolte. Cette ville flottante, brumeuse, est vue par un personnage de rêveur, image de l'auteur. Par-delà, la vision du monde de Dostoïevski est déjà présente : l'humanité est en train de courir à sa perte. C'est cette évolution que le génial romancier montre ici pour la première fois.
« Les deux textes du présent recueil bilingue sont extraits du Journal d'un écrivain de F.M. Dostoïevski. Douce, que l'auteur qualifie de "récit imaginaire", occupe tout le mois de novembre de l'année 1876. Le Songe d'un homme ridicule - "récit fantastique" - constitue le chapitre second d'avril 1877, première partie. Précédé d'un chapitre sur la guerre, suivi d'observations sur un fait divers - l'affaire Kornilova - déjà commenté en octobre et en décembre 1876, il paraît davantage pris dans la trame régulière du Journal mais n'en est pas moins un texte qui se suffit à lui-même. Ces brèves indications donnent d'ailleurs une idée du contenu comme de la composition de ce Journal qui, selon G.
Aucouturier, inaugure véritablement un genre nouveau. Il ne s'agit pas de carnets intimes, mais d'écrits explicitement destinés à la publication, témoignages, interventions dictées par l'actualité, interpellation du lecteur et aussi, d'après la formule consacrée, laboratoire de l'écrivain où notes, plans, essais voisinent avec des récits. » Michelle-Irène Brudny-de Launay.
Nouvelle extraite du Songe d'un homme ridicule et autres récits
Persuadé que sa femme le trompe, Ivan Andréiévitch est prêt à tout pour confondre l'infidèle. Il la suit et la guette pendant des heures, il l'espionne et ouvre son courrier à la recherche d'une preuve, il se cache et se ridiculise... Une nouvelle légère et burlesque qui révèle l'humour grinçant de Dostoïevski.
Masse d'individus qui occupent une ville sans parvenir à l'habiter, forçats de la solitude qui échouent toujours à se rencontrer : voilà les hommes modernes selon Dostoïevski.Alors que Pétersbourg se vide, le temps d'un été, le héros des Nuits blanches ouvre les yeux sur cette condition. Abandonné par la ville elle-même, il plonge dans la nuit solitaire : dans ce désert se dessine une silhouette féminine. Dès lors, il n'est plus question d'échapper à la solitude mais de la partager : quatre nuits durant ils seront seuls ensembles.Qui compte sur un alter-ego s'expose pourtant aux désillusions et à l'abandon. Le narrateur du Sous-sol ne l'ignore pas : accomplissant l'oeuvre libératrice du progrès, « l'homme du sous-sol » a poussé l'émancipation jusqu'à s'affranchir d'autrui. Reclus dans un appartement aux allures de cave, il entame un long dialogue avec lui-même, convoquant ses inaccomplissements et ses défaites passées. Maintenant libéré des entraves de la vie en communauté, il pourra exercer contre lui-même la plus méticuleuse des tyrannies.Deux virulents récits, deux cris du coeur pour dénoncer la clause qui nous lie abusivement à nous-même.
Je suis un homme ridicule. Maintenant, ils m'appellent fou. Ce serait un avancement en grade, si je n'étais pas resté pour eux tout aussi ridicule qu'auparavant. Mais à présent je ne leur en veux plus, à présent je les aime bien tous, et même quand ils rient de moi, même alors il y a quelque chose qui lait que je les chéris tout spécialement. Je rirais moi-même avec eux - non pour rire de moi, mais par tendresse pour eux - si je ne me sentais pas si triste en les regardant. Triste parce qu'il ne savent pas la Vérité, tandis que moi je sais la Vérité ! Oh, comme il est pénible d'être seul à savoir la Vérité ! Mais ils ne comprendront pas cela. Non, ils ne comprendront pas.
«Je suis un homme malade... Je suis un homme méchant. Un homme plutôt désagréable. Je crois que j'ai le foie malade. D'ailleurs, je ne comprends rien du tout à ma maladie et ne sais même pas au juste ce qui me fait mal. Je ne me soigne pas et ne me suis jamais soigné. C'est bien par méchanceté que je ne me soigne pas. J'ai mal au foie ! Tant mieux ! Qu'il me fasse souffrir encore plus.» Carnets du sous-sol met en scène un extraordinaire maniaco-dépressif, comme Dostoïevski a su en inventer.